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Publié le 25 Novembre 2024

Interview de Romain RENARD pour son album REVOIR COMANCHE à l'occasion du festival Quai des Bulles 2024

Revoir Comanche, prix coup de cœur de Quai des bulles 2024, rencontre un vif succès qui méritait de revenir avec son créateur sur la création de cet album, son attachement à la série Comanche et plus particulièrement à l’album Le ciel est rouge sur Laramie.

Revoir Comanche peut se lire sans que l’on connaisse la série mais n’aviez-vous pas derrière la tête, de donner l’idée au lecteur de plonger ou replonger dans cette série mythique ?

En fait, c’était important pour moi de faire un livre qui pouvait se lire indépendamment de la série Comanche pour la simple et bonne raison que j’avais envie de travailler sur le mythe et travailler sur la mémoire. Et travailler sur quelque chose qui s’est passée, on ne sait pas si c’est vrai, c’est faux. Après, je considérais que tout ce qui avait été écrit par Greg et dessiné par Hermann était une histoire vraie et à partir du moment où je dis que ça, c’est une histoire vraie, il y a déjà un paquet de flingues et de cadavres qui trainent sur la route… Et à partir de ce moment-là, j’ai commencé à avoir un début d’histoire, de quelqu’un, avec qui ont vit avec ça. Comment vis-ton après 50 ans à avoir vécu ça ? Et c’est ça qui m’intéressait, de raconter la dernière piste, la dernière route d’un homme et surtout qu’est-ce qu’on fait de ça, qu’est-ce que l’on laisse, qu’est-ce qui restera de tout ça et, qu’est-ce qui restera de nous ?

Comment vous est venu l’idée d’imaginer un opus qui reviendrait sur une série culte telle que Comanche, série écrit par Greg et dessiné par Hermann, puis Michel Rouge ?

Très simplement, il y a 2 ans, on me propose de rejoindre le mook, journal de Tintin spécial 77 ans et, c’était pendant le repas, le nom de Comanche arrive à mes oreilles et très vite, je commence à avoir une histoire et à la fin du repas, je savais que j’avais une histoire de plus de 6 pages. Mais au lieu de ça, je propose plutôt à mon éditeur de faire un livre sur Comanche plutôt que ces 6 pages où je choisirais un autre héros. Et 2 ans après, voilà le résultat !  

Qu’est-ce qui vous a marqué dans cette série pour vous donner l’envie de faire un récit alors que les personnages sont au crépuscule de leurs vies ?

Bah, la fameuse dernière page du Ciel est rouge sur Laramie, évidemment ! Le moment charnière dans la bd franco-belge où un héros du journal Tintin va abattre froidement un homme désarmé.

Il fallait l’oser, à cette période-là…

Exactement, quelqu’un sans arme qui meure dans les poubelles. Et là, j’avais un départ d’histoire avec ça.

 C’est vrai que Greg était un formidable conteur associé à Hermann, un remarquable dessinateur, le duo était plutôt fantastique.

Complètement.

Quels arguments donneriez-vous pour donner envie de lire votre bande dessinée ?

Faites-moi confiance ! (rires)

C’est évident pour ceux qui vous connaissent mais pour ceux qui vous découvre… Je suppose que vous avez déjà des retours sur le ressenti des lecteurs ne serait-ce que lorsque l’on voit le succès en séance de dédicaces

Excellent !

Pour le lecteur qui vous découvre avec cet album, pouvez-vous revenir sur votre technique graphique ?

Pour Melvile, j’ai travaillé de manière traditionnelle, au fusain et au feutre. Je travaille tous mes flous au feutre puis je reviens, petit à petit, dans les détails avec du fusain, beaucoup de matière du fusain. Et puis, il se fait que je suis en train d’adapter Melvile pour le cinéma d’animation, le film sera terminé d’ici 2 ans mais j’ai dû beaucoup, beaucoup, travailler ce que l’on appelle la bible graphique du film pour rendre ce fusain animable et ce, de manière numérique. Et donc, on y est arrivé et c’est fort de cet enseignement-là que j’ai utilisé cette technique. Pour cet album, c’est donc du fusain numérique, de brosses que j’ai créé, de matières que j’ai créé.

Ce qui a changé aussi, c’est mon rapport à la narration, au scénario parce qu’en plus du film, j’ai développé, en tant que showrunner, une série télé qui se tourne en live au printemps, à Bruxelles. J’ai travaillé 3 ans sur le scénario avec un co-scénariste qui s’appelle Olivier Teulé. Et me confronter à l’écriture sérielle pour la télévision a complètement changé ma manière d’écrire. Et donc, je pense qu’il y a dû avoir…

C’est des contraintes…

Des contraintes, des codes aussi, de travailler en 4 actes, par exemple, chose que je reprends dans le livre. Par exemple, à la fin de l’acte I, on sait que l’aventure commence, on sait que l’histoire commence que ce soit une romance, de la SF, voire un film d’horreur, la fin de l’acte I, les choses commencent. Voilà des choses que j’ai intégré dans ma manière d’écrire.

Pour certaines cases, on sait que ce n’est pas une image et pourtant ça y ressemble, c’est bluffant !

Mais, je me suis beaucoup inspiré de photos de Walker Evans, par exemple. Dorothéa Lange. Je regarde le cadrage, la matière aussi. Le grain de ces pellicules que j’essaie de reproduire dans le dessin.

Être et avoir été ? Vaste et grave sujet auquel tout être humain est amené à se poser et ce, souvent quand il y a une rupture entre ce que l’on pouvait avant et que l’on ne peut plus, est-ce aussi ce thème que vous avez voulu aborder avec Red Dust, le personnage principal ?

Complètement ! En fait, depuis la fin de Melvil et le début de Revoir Comanche, j’ai perdu mon père qui était quelqu’un. On a tous un père mais ce père-là était très important pour moi. Il a été aussi auteur de bande dessinée et il a formé beaucoup de gens. Il a créé une école, dans le sens large, en termes de bande dessinée et je ne suis pas insensible au fait que l’on pourrait l’oublier. Et donc, bah ça questionne : être ou avoir été et toute la question est là !

Il me semble que Red Dust du récit ressemble furieusement à Hermann aujourd’hui, me trompais-je ?

Eh bien non, détrompez-vous ! Je pense que c’est totalement inconscient parce que j’avais en tête, Jim Harrison mais je me suis planté ! (rires) En plus, je n’aurais même pas osé y penser, le mettre en scène. Déjà, je lui prends ces personnages alors si en plus, je le crapahute dans le désert…

Alors, vous lui avez parlé de votre projet ?

Jamais ! Et il a eu l’élégance de voir ça à distance. Je suis au courant qu’il a beaucoup apprécié, je pense qu’il était rassuré que ce soit moi qui s’en occupe parce qu’il avait lu Melvil ou du moins, il avait vu les planches et il savait que je n’allais pas faire la même chose que lui et ça, c’était quelque chose d’important à ses yeux. De faire quelque chose de nouveau, d’inventer et d’apporter autre chose.

De faire revivre aussi une série…

Bah, Oui !

C’est important, d’autant plus qu’il a dessiné beaucoup d’albums depuis cette série

Je me rends compte que c’est une série que personne n’a oublié ! Cette série est fondatrice de beaucoup de choses notamment avec ses dernières pages du ciel est rouge sur Laramie.

50 ans après Le ciel est rouge sur Laramie, les héros sont au crépuscule de leurs vie, le mythe du Far-West a disparu depuis longtemps et la toute splendeur de l’Amérique en a pris un coup. Au travers de ce récit, vouliez-vous rappeler cette période révolue ?

Ce qui m’intéressait en fait, c’était de parler de la fin d’un monde mais d’une manière générale. La fin du monde de Red Dust qui a connu le monde dit de la frontière, Far West, du champ du possible. On ouvre l’espace et la frontière recule de plus en plus. Faut savoir que lui, au début de l’histoire, il est allé au bout de la frontière, c’est-à-dire l’océan pacifique, le bout de l’ouest, c’est la fin de son monde à lui. Mais dans les pages de Revoir Comanche, il y a des pages forward qui annoncent la fin du monde de Vivianne aussi et la fin du monde du fils de Vivianne aussi. Donc, ça parle de la fin du monde que l’on connaitra tous, même si c’est dans notre petit monde, on le vivra quoi qu’il en soit. Je dis souvent, on est dans un train et à un moment, on nous demande de descendre et quelqu’un prend notre place et le train repart. C’est une mélancolie tragique et heureuse en même temps mais vous savez comment l’on dit condamné en 2 lettres ? Né… Tout est dit dès le premier cri parce qu’on est condamné.

Les premières paroles de Ghosteen sur la beauté du monde, titre de Nick Cave sont reproduites en premières pages de l’épilogue. Fait-il partie des titres que vous avez écouté en réalisant ce récit ou simplement pour illustrer ces dernières pages ?

Toutes les citations, ceux sont des choses que j’écoute quotidiennement : Nick Cave, Bob Dylan, Léonard Cohen, Joan Baez, Jim Morrison, les Doors et qui ont nourri ce récit et après, j’ai composé moi-même les génériques du début et de la fin que l’on peut retrouver sur Spotify grâce au QR Code de l’album. J’ai toujours travaillé en musique et j’ai toujours été musicien. Ma fille, lorsqu’elle était à l’école toute petite, ne disait pas que je dessinais des bd mais que je racontais des histoires et c’est mon métier. Je raconte des histoires en bd, en film, en série et en musique, c’est pareil.  Les citations de Ghosteen, l’ouverture avec Léonard Cohen, écoutez ce morceau sur son album posthume, tout est dit !  Et il me semblait, que terminer en épilogue avec The word is beautiful… Vous aurez remarqué qu’il y a un disque dur ensablé, la fin du pétrole, la fin de l’ère numérique qui est annoncé aussi, tout disparaitra.

Propos recueillis par Bernard Launois le 26 octobre 2024
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable.
© Bernard Launois / Auracan.com 2024
visuels © Bernard Launois & Romain Renard/Le Lombard

 

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Rédigé par Bulles de Mantes

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Publié le 13 Novembre 2024

Interview de Mathieu LAUFFRAY pour le tome 3, dernier opus de la série RAVEN, à l'occasion du festival Quai des Bulles 2024

« Je pense que les pirates, par définition, sont des gens qui vivent en marge de la société, c’est pour ça qu’ils fascinent depuis toujours, c’est qu’ils arrivent à créer des systèmes alternatifs ».

Bonjour Mathieu,

Je vous avais interviewé, ici même à Quai des Bulles, en 2022 pour le tome 2 de Raven et j’ai tenu à revenir avec vous sur cette série Raven qui aura tenu en haleine le lecteur pendant près de 5 ans.

Oui, c’est une série qui avait une vraie idée directrice derrière ça, pourquoi je suis revenu sur le mythe des pirates, il y avait une vraie raison derrière et un vrai thème que je voulais servir et il se trouve que l’univers des pirates s’y prêtait bien. C’était une bonne occasion de revenir chez les pirates, les flibustiers.

Quels arguments donneriez-vous pour donner envie de lire Raven, la série en 3 tomes ?

Je pense que les pirates, par définition, sont des gens qui vivent en marge de la société, c’est pour ça qu’ils fascinent depuis toujours, c’est qu’ils arrivent à créer des systèmes alternatifs. C’est toujours des gens qui ont été chassés, qu’ont été condamnés, qu’ont été vendus et rejetés et qui se fédèrent comme une espèce de bande de marginaux basés sur leurs seules compétences, la camaraderie pour essayer de s’en sortir dans la vie et de trouver un système alternatif loin de ce que le monde des hommes a créé pour la sécurité, le progrès, les avancées, etc… Il faut qu’ils se débrouillent en dehors de tout ça. Et donc moi qui voulait parler d’un thème qui m’est assez cher, qui est la liberté, ce que veut dire être libre, ce que l’on gagne en étant libre mais aussi ce que l’on perd en étant libre. Je voulais traiter de ça parce que l’on parle de ça un peu à tort et à travers et c’est un thème passionnant. On aspire tous à plus de liberté, à plus de libre arbitre. Néanmoins, il faut prendre conscience que le fait de vivre en société, dans un cadre, pouvoir compter les uns sur les autres, pouvoir être interdépendant, de pouvoir savoir que si l’on a un problème, on n’est pas complètement livré à soi-même. Que d’autres peuvent avoir besoin de vous, que donc vous comptez pour des gens sont des choses très fondamentales qui sont l’ennemi complet du principe élémentaire de liberté. Donc, il faut donc savoir que la liberté est synonyme de solitude et qu’il faut être prêt à ça. Et que c’est une balance, entre savoir dans quelle mesure l’on est prêt à s’assumer intégralement seul par rapport à ses libres arbitres ou dans quelle mesure, l’on a besoin d’être aimé par les autres, d’aimer les autres, d’accepter des compromis et de vivre ensemble.

Cette série de 3 albums traite de ça et exclusivement de ça. De ce que ça veut dire pour une société constituée, les Montignac et pour deux types de pirates très différents, à savoir Darksee qui est une pirate dont l’objectif est clair et précis et donc un équipage et Raven qui lui, jouit d’une liberté totale, qui est donc seul. Et pourquoi est-ce que l’on vit ça, pourquoi l’on ait dans cette situation-là, est -ce que l’on le comprend, est-ce que l’on peut agir par rapport à ça ? Et donc pour moi, cette série est l’occasion de mettre en scène ces trois grands archétypes : l’archétype social, l’archétype de la solitude et l’archétype du projet libre mais communautaire, basé autour d’un projet ; c’est-à-dire du franc- tireur : Darksee étant ce profil-là, Raven étant la liberté absolue et les Montignac étant celui du social.

Quand vous avez-commencé cette série en 2019, saviez-vous déjà quelle fin vous alliez lui donner ?

Oui, j’étais déjà allé dans les pirates avec Xavier Dorison sur John Long Silver et on avait traité d’une aventure et c’était une série formidable d’aventure parce que l’on racontait l’histoire d’une femme qui se dégageait du carcan patriarcal pour se libérer et vivre totalement en assumant le risque de sortir de tout schéma et d’aller vers un objectif…

Une notion de liberté là aussi ?

Tout à fait, totalement en liberté, c’était totalement pirate mais aventure. C’est-à-dire qu’elle avait besoin de gens habitués à gérer des systèmes décalés en allant voir les pirates parce que la société allait lui mettre des bâtons dans les roues, voir la pourchasser alors que les pirates allaient lui donner sa chance. Et donc, ils étaient dans une association de respect, d’admiration, voire de fascination pour Long John, pour cette femme qui osait de l’audace comme lui ne l’avait imaginé. Et là, je voulais repartir là-dessus pour traiter ce que veut dire précisément ce qu’était le prix de la liberté, ce qui n’était pas le sujet de Long John Silver.

Maintenant, je pense que j’ai un peu fait le tour de mon sujet avec les pirates car j’ai fait les deux thèmes qui me paraissaient coller à cette mythologie pirate et à l’esprit de ces gens-là.

Pourtant sur la fin de la série, vous donnez l’espoir qu’il va y avoir une suite ?

Oui, parce qu’à la fin, je fais une sorte de reset, je ne révèle rien mais je montre les avantages et les inconvénients de chacun des deux systèmes et voilà maintenant, je dis que chacun a compris qu’en gros Raven apporte une vitalité et une spontanéité, un amour de la vie que Darksee a complètement perdu et Darksee amène un projet, une construction et un objectif qui fait qu’on peut se fédérer, faire des choses à plusieurs. Darksee peut dire ce qu’elle va faire dans un mois alors que Raven est incapable de dire ce qu’il va faire dans 5 minutes. Et ça fait toute la différence pour moi, d’un rapport à l’autre, l’un a besoin d’avoir des projets vis-à-vis de vous et de ce que vous êtes, de ce vous proposez. Alors que si vous êtes absolument dans l’improvisation permanente, personne ne peut se lier à votre projet puisque vous ne proposez pragmatiquement rien. Et ça, ils le comprennent et l’un et l’autre et ils exercent une fascination l’un sur l ’autre. Ils sont d’ailleurs très proches et physiquement ils pourraient être frère et sœur mais simplement, ils suivent des philosophies différentes avec des résultats aussi très différents. Et maintenant que ça c’est fait, il y a des tas de possibilités de décliner ça mais qui sont laissés à l’imaginaire des lecteurs. Que va devenir Raven une fois qu’il aura accompli un certain nombre de choses, que va devenir Darksee maintenant qu’elle a plus son projet initial et que tout a été reseté, elle a appris à voir les choses d’une manière différente. Comme je suis un éternel optimiste, j’aime bien l’idée que l’on puisse se sortir de ces carcans et de ces systèmes pour grandir, progresser…

Ce sont des personnages intelligents…

Ils ont une certaine beauté, à leurs façons. C’est-à-dire que dans le 3, je raconte le trauma initial de Raven et pourquoi il ne peut faire confiance à personne, pourquoi il détermine que c’est le seul à pouvoir se sortir de ses problèmes.

Et ça permet ainsi de comprendre les attitudes qu’il a eu dans les deux albums précédents…

Exactement, qu’en fait, il refuse tout lien sérieux avec les autres, parce que les autres sont liés à une trahison potentiel, à venir et qu’ils ne sont pas fiables et que donc, on doit se débrouiller par soi-même. Alors que Darksee, dans un projet très différent, je suis dans la m…de, vous êtes dans la ….de, ensemble, on va s’en sortir ! Ella a une attitude très constructive.  Elle subit un projet, elle déteste son statut de pirate et veut s’en sortir au plus vite alors que lui aime être la liberté, aime être pirate. Tout ça va être fracassé sur le mur du réel dans cette série.

Raven, le pirate flambeur, vantard, pas souvent courageux… Mais homme de grand cœur, cette définition correspond-t-elle à votre personnage principal ?

Oui, ça correspond ! C’est d’ailleurs montré dans la première scène qui est une scène tragicomique où il est engagé par un équipage pour aller attaquer un autre navire et faire partage de butin, ce qui devrait se passer parfaitement bien vu qu’il a les compétences pour ça. Il est d’ailleurs estimé par un certain nombre, notamment par le capitaine mais voilà, la liberté fait que l’on ne se tient pas à un plan. La liberté fait que si l’on n’est plus d’accord avec ça, et bien on change d’avis.  La liberté fait que si on n’a plus envie d’arriver à l’heure, on n’arrive pas à l’heure. La liberté fait plein de choses qui font que les autres ne peuvent pas vous supporter, on ne peut compter sur vous puisque vous n’êtes pas fiable. Et donc, il refait un arbitrage, est-ce ça m’intéresse de partager le butin ou sauver cette fille qui va se prendre tout l’équipage sur la figure ? Bien, je préfère sauver cette fille et donc trahir l’intégralité de mes alliés. A cet instant-là, c’est ça qui me parait juste ! Quand vous faites ça moi, ça me pose un problème pragmatique que je trouve intéressant. De conscience, est-ce que l’on doit s’en tenir à son plan et faire une saloperie, quelqu’un de fiable mais un salopard ou est-ce qu’il ne fut pas être un salopard mais trahir tous les autres ? Moi, je n’ai pas de solution à ça.

Quand on parle en gens de société, effectivement on dit qu’il s’était engagé, qu’il doit donc aller au bout de son projet sinon il n’est pas fiable. D’accord, cela veut dire, être cinquante à violer une nana et est-ce que l’on est bien d’accord avec ça ? bah non ! Donc, je vous laisse avec ce problème. Et moi, comme je n’ai jamais pu faire les arbitrages de cette nature, j’ai donné mon arbitrage qui dit qu’il est hors de question que les gars passent sur cette fille. Et tant pis pour le plan, tant pis pour le projet.  Donc, je ne suis pas fiable mais je l’assume ! Mais c’est un problème de conscience qu’il faut savoir assumer parce que je ne trouve pas que ce soit si simple. Tout le monde parle de ça comme si c’était une formalité et je ne trouve pas que ce soit si évident que ça. Ma série parle donc de ça : tu es libre, d’accord, mais tu penses que tu es quelqu’un de fiable, que tu es quelqu’un de sérieux ? Voilà ce que cela veut dire, qu’est-ce que tu fais dans ce cas. Cela m’intéresse ces questionnements, ce n’est pas une provocation de ma part. Je trouve ça considérable, colossale. Je trouve que l’on brandit beaucoup ce terme et qu’il faut bien mesurer ce qu’il recouvre. Raven est vantard, il a du cœur parce qu’il va toujours suivre ce qui lui parait être juste à l’instant T et rien que le fait de faire ça prouve que c’est un homme libre mais un homme absolument pas fiable.

Instinctif…

Instinctif, intuitif parce que la vie est mouvante, que les choses évoluent en permanence et que par définition la fiabilité, c’est savoir se tenir à une parole et que la parole va être modifiée par les paramètres qui vont évoluer et donc, si on est fiable, c’est que l’on est borné. Si on est borné, c’est que l’on n’appréhende pas le réel, qu’on refuse les arbitrages moraux personnels. On est fiable par rapport au programme collectif mais on devient un salopard, c’est quasiment mécanique ! D’ailleurs, toutes les saloperies qui ont été faites sur la planète ont été faites du nom que je m’étais engagé, c’est des ordres, etc… Je ne dis pas que j’ai une solution, je dis que c’est un peu confortable d’avoir des opinions radicales là-dessus parce que ce n’est pas simple.

Cette série Raven vous revient totalement, que ce soit le scénario comme le dessin et la mise en couleurs et après ces 3 tomes, comment cela s’est-il passé ? Allez-vous recommencer à être seul maître à bord ?

C’est amusant, je pense que Raven a été fait avec un cahier des charges thématique, on avait cette parabole, j’avais envie de parler de ça et je l’ai fait sur une méthode qui est un peu la méthode que je pense que l’on fait depuis les années 90-2000 où l’on fait un découpage sous forme d’album qui sont définis par un programme éditorial, de délais de parution, de nombre de pages. Un format qui a été inventé dans les années 80. J’ai eu le sentiment, au fur-et-à-mesure que j’avançais dans cette série que j’avais évolué dans mes ambitions et que je n’arrivais pas forcément à faire rentrer tout ce que je voulais faire rentrer dans ce format-là. Alors, je l’ai fait, en gagnant de plus en plus de pages au fur-et-à-mesure.

Cela fait partie des questions suivantes…

On pourra développer… Mais là maintenant, j’ai envie de… Comment dire, à partir du moment où il faut faire rentrer, ce n’est pas toujours facile de réaliser à quel point c’est difficile de faire rentrer un récit complet avec tous les personnages, les actions, les conflits, le traitement des atmosphères, des états d’humeur. C’est assez ambitieux et au bout d’un moment on se demande pourquoi on est obligé, on passe autant d’énergie à tronçonner et à mettre au point les ellipses qu’à véritablement développer les scènes parce qu’elles doivent toute rentrer dans trois pages maximums parce qu’on a une moyenne de 15 à 22 scènes par album.

Historiquement, c’était le format de 48 pages pour des raisons techniques d’impression

Effectivement mais ces contraintes ont beaucoup changé notamment grâce à l’évolution de la bande dessinée ces dernières années. Maintenant, je dirais même que les lecteurs et les éditeurs sont très demandeurs de livres plus littéraires, plus ambitieux, plus fouillés de prendre la place de dire les choses, en tronçonnant moins, en jouant moins l’ellipse et en allant plus dans le traitement des humeurs, le traitement des particularités, de ce que l’on a comme regard d’auteur en fait. Un peu moins optimiser mais en laissant plus cours à ses envies et ses intuitions. J’ai envie d’aller là-dedans et donc de raconter des choses, sans doute, du même ordre parce que je reste quelqu’un qui aime l’aventure, le genre mais en prenant plus de place, de dire les choses d’une façon plus approfondi.

Et donc, vous allez rester, seul maître à bord ?

Ce n’est pas obligatoire. J’avais un thème personnel dont je voulais parler et je ne voulais pas embarquer un scénariste là-dedans, je ne voulais par faire une commande. Ce n’est pas par volonté de contrôle, c’est juste que j’avais juste une histoire à faire avec des pirates.

Maintenant, c’est merveilleux d’être inspiré par le texte de quelqu’un, c’est merveilleux d’avoir le droit de faire des allers-retours et d’emmerder quelqu’un du matin au soir, d’avoir un projet commun et ça me manque quand je travaille seul. Chaque fois que j’en parle à ami, j’ai l’impression de lui prendre du temps, de l’emmerder. Travailler avec Xavier (Dorison ndlr) est un bonheur de chaque jour, c’est un mec génial, adorable, compétent, ça me manque. Donc, retourner vers une collaboration, avec grand plaisir ! Cela sera vraiment lié à l’ambition et la vision du projet. C’est-à-dire, quelqu’un qui voudra fouiller davantage, qui veut prendre le temps de dire les choses d’une autre façon, passer un petit peu de ce que l’on a pu faire dans les années La quête de l’oiseau du temps, les passagers du vent à La balade de la mer salée, Ici même, Le grand pouvoir du chninkel, c’est-à-dire des albums que j’ai aimés passionnément puisqu’ils m’emmenaient dans un univers encore plus vaste. Donc, totalement ouvert et je dirais, de manière plus pragmatique, que c’est souvent une meilleure opération de travailler à deux sur ne bande dessinée parce que ça prend énormément de temps.

Il y a une complémentarité aussi…

En dehors de tout principe de compétence, alors là c’est évident, il y a un plus, c’est une symbiose qui peut se créer et ça, c’est génial ! Mais, tout simplement, en terme de process, c’est génial pour un dessinateur de ne pas avoir éternellement, il y a un phénomène de répétition dans la bande dessinée, il faut concevoir l’idée, il faut faire le synopsis, il faut faire la continuité dialoguée, le storyboard, le crayonné, l’encrage et la couleur et je fais tout ! Ce qui fait qu’au bout d’un moment, je suis tellement repassé tellement sur mon histoire, de ne pas pouvoir en parler, de ne pas avoir de recul, ne pas pouvoir découvrir les scènes, le charme quand le scénariste vous envoie quelque chose, c’est qu’on la découvre et très vite, on la dessine. Ce qui fait que l’on reste le premier lecteur le premier lecteur de la scène. Alors que moi, lorsque je dessine une scène, j’ai déjà passé 3-4 mois dessus à faire la version 1, 2, 3, le découpage, le storyboard… Il y a une plus-value de fraîcheur et puis on est nourri par un point de vue extérieur. Non, ça reste des équipes restreintes, on n’est pas au cinéma. L’idée de se mettre à deux ou trois pour faire un livre, c’est super stimulant.

Et, je suppose qu’il y a un travail avec l’éditeur ?

C’est évident que le regard de l’éditeur est pour moi s’avère très précieux pour moi, voire capital car il suffit de passer une ellipse mal gérée, une réaction d’un personnage qui ne parait pas clair. On oublie ça mais la plupart des grands écrits ont été corrigés par leurs éditeurs qui faisaient le regard extérieur parce qu’ils avaient pragmatiquement plus lu de livres que les auteurs, ils avaient une culture parfois supérieure, un recul et une expertise de qualité de lecture et je trouve ça ultra précieux. J’aime ça, en tant qu’auteur, on est là pour faire passer un propos, on n’est pas des démiurges, on fait ce qu’on peut. Mais le regard extérieur qui dit qu’il voit très bien ton intention mais là attention, je t’alerte sur quelque chose revêt une valeur énorme. Il vaut mieux que ce soit l’éditeur au moment de sa vacation plutôt que les lecteurs le critique et qu’ils s’en rendent tous compte sauf vous. Autre chose, il cosigne le livre, c’est les gens de Dargaud, de Glénat, certains sont là, certains ne sont plus là mais bon… Mais globalement, c’est une cosignature. On doit donc assumer les bons vents comme les mauvais, le fait que l’on se soit tous impliquer et donc c’est ce que j’attends de l’éditeur, c’est qu’il soit également responsable que ça se passe mal ou bien. C’est une collaboration de longue haleine. Après, il y a une réalité pragmatique qui est que le temps n’est pas compressible et quand on fait le calcul très simple du nombre de sorties annuelles par éditeur, vu le nombre d’éditeurs qui sortent effectivement des livres, vous divisez par le nombre et vous constatez qu’il reste très, très peu de temps pour chaque livre, en terme de relecture. Chacun se débrouille, fait au mieux.

C’est important pour un auteur de trouver un éditeur qui lui permette de faire un meilleur travail au sens le plus large du terme. Qu’il le conseille sur les formats, sur les alertes en cours de process et qu’il soit surtout amoureux du livre et amoureux des efforts que l’on fait pour que le livre soit là puisque c’est lui qui monte sur l’estrade pour le proposer, le faire connaître.

Vous précisiez dans notre précédent entretien que vous étiez obligé d’aller très vite car vous n’aviez que 54 pages. Cette fois, le dernier opus en contient 81 pages. Aviez-vous l’intention de clôturer la série, comme Long John Silver, en 4 tomes ?

Non, non, dès le départ il était prévu en 3 et donc, on est à la fin de la fin et il se sépare sur cette note… C’était prévu, il y avait les 3 titres en 3 actes.

Et puis, il y a les couleurs sur la couverture qui allaient en intensité, avec Furies (sous-titre du dernier album ndlr)

Oui, oui, il y a une progression. Bah, avec Furies c’est le moment de la force des convictions qui se heurtent au réel et explosent en vol et comment on essaie de se reconstituer, c’est des choses qui nous sont arrivées. Il y a un moment où nos assises volent en éclat. On a toujours des compétences, des aptitudes mais qui n’ont plus aucune routine, qui n’ont plus aucun process habituel pour résoudre les problèmes. Alors là, Raven le comprend au milieu du tome 3, il comprend enfin la nature de son problème, il se fait secouer les puces et il comprend qu’il n’a que 2 solutions, il fout le camp et continue son ancien système soit il pulvérise son ancien système et ça va l’amener dans une conclusion d’histoire complètement différente des précédentes puisqu’il a agi différemment et que ça a des conséquences immédiates. C’est ça la beauté de la vie, quand on a un problème rémanent, on a une action que l’on génère de manière quasiment systématique, l’action va changer et ça va très vite.

Les furies, elles sont partout, sur le feu qui se déclenchent, sur les pirates qui se rebellent, les autochtones qui tentent de reprendre la main… Il y a une profusion dans ces dernières pages qui apparait apocalyptique je trouve. C’est le foisonnement…

Oui, et ça se termine par l’apaisement ce qui pour moi est important ! Je pense que nous-même, en terme de société, on est à ce moment de la furie, il y a un désir de guerre, un désir de conflit, il y a un désir de tracer des camps. C’est vrai partout, tout le monde le ressent et ça devient comique. Tout le monde créer des conflits de toutes pièces, basés sur rien du tout. On peut toujours trouver des causes, c’est très largement surjoué parce qu’il y a une envie de guerre en fait, au final. Comme je suis scénariste, je sais très bien qu’il faut que tu détermines l’action, l’humeur et l’argument. L’humeur est toujours à l’origine de tout. C’est le même raisonnement qui est à l’origine de l’action, c’est toujours : j’ai une humeur, je vais l’étalonner et je vais la justifier par des arguments, ça va me permettre d’aller jusqu’au bout. Au milieu, il y a un raisonnement mais c’est purement accessoire, c’est uniquement de l’argumentaire. En fait, c’est l’humeur qui conditionne tout et aujourd’hui, il y a une humeur de guerre et donc dans Furies il y a une humeur de guerre. Les autochtones ont été violés sur leur territoire, ils tiennent un moment et puis ils décident quand ils viennent sur le volcan que c’est un manque de respect absolu et que ça nécessite sanction. Puis, il y a Darksee qui a pêché par orgueil et par excès d’ambition a refusé de prendre au sérieux la menace qui a finit par lui péter à la gueule et donc son système a volé en morceaux et Raven a pensé que sa compétence et son charme arriveraient à le sortir de toutes les situations. Il peut s’en sortir, certes mais en étant éternellement malheureux et il va donc falloir qu’il change de système sinon il sera toujours malheureux même s’il a le trésor, la liberté…  Chacun va aller à son point de rupture et ça va donner le moment où tout le monde collapse : la société, Darksee, Raven déchainant les enfers.

Raven va même faillir y passer…

C’est des modes de vie où l’on risque sa vie tout le temps, chaque journée est une victoire, c’est une vérité. Mais même en navire aujourd’hui, les outils font que c’est quand même plus aisé qu’avant mais ça reste un vrai problème et les coques de noix qu’il y avait à l’époque, très peu tenaient la route car ils coulaient tout le temps eu égard à leurs fabrications.

Après Long John Silver, Raven, pouvez-vous nous dire pourquoi cette attirance pour les pirates, est-ce parce que comme le dit Darksee, « les pirates ne sont pas des héros »… leurs « fureurs et » leurs «batailles sont le rire désespéré du condamné » ? 

Ouais, je crois énormément à ça. Je pense, je ne veux pas faire, en tant que citadin du 21ème siècle, d’analogie quelconque mais j’ai une vague perception que ce peut être l’idée de vivre en dehors des cadres mais il y a un vrai prix à ça. Je pense pourquoi on s’intéresse aux pirates, l’histoire a généré tellement de cas de figure particulier. Pourquoi est-ce les pirates, pourquoi est-ce les cow-boys ? Il y en a quelques-uns qui illustrent quelque chose d’assez fondamental et le pirate représente celui qui n’a pas réussi dans les cadres que la société lui propose, lui impose mais qui va utilisé toute son énergie pour montrer qu’il n’est pas une m..de , c’est-à-dire qu’il vaut quand même quelque chose. D’accord, il ne sera pas agriculteur, pas maçon, pas notaire, pas avocat, rien de tout ça mais il peut faire quelque chose dans certains cadres et y mettre une espèce de volonté que je considère comme désespérée parce qu’elle est forcément condamnée vu que l’on ne peut plus rentrer dans l’histoire. Personne n’écrira votre histoire, vous n’aurez plus de famille, pas d’enfant. Vous êtes condamné de toute façon. Tout ce que vous pouvez faire, c’est que pendant un petit laps de temps, montrer que toute l’énergie et les compétences que vous avez, que vous allez faire chier une dernière fois et que ça va se voir. Il y a un côté anar magnifique là-dedans chez ces bandits mais c’est l’expression de la violence quand un individu est rejeté par le groupe. C’est pour moi, l’épure de ça. Quand un gamin a des mauvaises notes et que personne ne le respecte et qu’il est tout seul dans sa classe et tout seul dans les rues, il voudrait mais il n’a pas les moyens pour faire partie et qu’il dit, c’est mon choix et je le revendique. A la base, je pense que personne ne se coupe du groupe. Honnêtement, c’est trop dur, vraiment douloureux. Quand on est coupé du groupe, c’est soit qu’on est mal à l’aise, trop timide ou que l’on n’a pas les armes pour plaire ou qu’on n’est pas assez bien foutu. Bref, pour une raison ou une autre, le groupe ce n’est pas facile pour vous et donc, plutôt qu’assumer que vous êtes rejeté, vous faites semblant que c’est un choix. Vous prenez une espèce de geste superbe, qui à mon sens est totalement désespéré puisqu’elle n’a pas d’horizon.

C’est une forme de fuite en avant…

C’est une fuite en avant sachant qu’un homme qui vit sans groupe est mort. Ce n’est pas pour rien que l’on ait communautaire, l’efficacité est communautaire. La solitude vous condamne au moindre coup dur. Donc, ce n’est jamais de gaîté de cœur, c’est toujours difficile mais le pirate il parle de ça. Il dit, je suis peut-être un tocard, vous n’avez pas voulu de moi mais vous allez voir que je vaux quelque chose. Et tous les gens qui sont un peu en marge se reconnaissent dans cette espèce d’énergie qu’on sait bidonnée mais parfois, s’avère étayée par de vraies compétences, de vraies fulgurances. Ces gens savaient faire des choses que les autres ne savaient pas faire. Faut quand même pas l’oublier, ils pouvaient vraiment s’emparer à 20 d’un navire de 100 personnes et traverser les océans avec des appareillages extrêmement restreints sans avoir une formation que le capitaine pouvait avoir. Ils pouvaient se sortir de mauvais pas incroyables, c’étaient des combattants uniques. Ils avaient des boucaniers qui pouvaient tirer sur de grandes distances des hunes, fallait quand même le faire !

Il fallait quand même qu’ils structurent un peu sur les bateaux, que chacun ait son rôle…

Non seulement ça mais au-delà de ça, ils étaient démocrates, ce qui étaient les premières sociétés démocrates de l’époque, c’est-à-dire que l’on pouvait élire le capitaine comme le destituer, ce qui n’était pas le cas dans les marines anglaises, espagnoles ou encore françaises. Ils respectaient la compétence, pas la naissance évidemment. Or, chez les pirates, il y avait des aristocrates, des défroqués, des esclaves, tout ce qu’on voulait mais ce n’était que la compétence qui prévalait. On a mis des années à reconstituer le système mais d’une certaine manière, ils ont préfiguré les règles de 1789. Ils étaient en avance là-dessus et d’ailleurs ils ont fait des sociétés utopiques, il y avait l’histoire de Misson à Madagascar mais il y en avait d’autres. Parce que, assez vite, ils arrivaient à l’idée que, et ça c’est quelque chose que l’on retrouve dans le mythe de l’Ouest américain, pourquoi l’on est aussi fasciné par ça parce que débarrassé du nom, débarrassé de la naissance, de la notabilité, de la respectabilité avec une société établie, on redevient juste à qu’est-ce que tu peux faire avec tes mains ? Est-ce que tu es capable de labourer, de construire une baraque, as-tu du bon sens, est-ce que tu vas être utile dans une société ? Mais là, on est à l’os et à un moment, lorsqu’on n’est pas dans les hautes sphères bah, ça fait du bien de se sentir que l’on a peut-être sa chance dans ces moments-là. C’est très fédérateur les chez les pirates et chez les cow-boys.

J’ai fait aujourd’hui les deux grandes histoires sur les pirates, j’aurais eu une belle histoire à raconter sur Darksee : pourquoi est-ce qu’elle comme ça, pourquoi est-elle marquée aux fers, pourquoi a-t-elle cette colère en elle ? Je sais tout, j’ai tout écrit, on verra si on le fait. Je verrais ça avec Dargaud mais pour l’instant, nous sommes sur la clôture de Raven. Je voulais parler de la liberté, je l’ai fait ! Et maintenant, je vais me détendre un peu.

Je pense que lecteurs vont vous poser la question de savoir s’il y aura une suite ?

La fin est assez ouverte. D’ailleurs, pour la petite histoire, Dargaud était assez hostile à l’idée que la fin soit aussi ouverte, il voulait quelque chose de plus clos mais moi pas, parce que je veux raconter un jour, raconter ces histoires-là. Raven, on peut considérer que j’ai expliqué d’où il venait et pourquoi il était comme ça mais Darksee, il y a un chapitre intéressant à développer sur elle parce qu’elle n’est pas arrivée là par hasard.

visuels © Bernard Launois & Lauffray/Dargaud

Bernard LAUNOIS

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Publié le 10 Novembre 2024

Rencontre de l'auteur Romain Hugault, à l’occasion de Quai des Bulles 2024, pour Tomcat sa 1ère bd tirée de faits historiques.

« Je voulais raconter une histoire avec un F14 Tomcat qui est un avion magnifique, mythique, le héros de mon enfance »

Quels arguments donnerais-tu pour donner envie de lire Tomcat ?

Ne pas se fier à la réputation embêtante qui dit que les bd d’avions, que un, c’est forcément pour les garçons, que deux, c’est forcément pour les geeks qui lisaient les Buck Danny de leurs grands-pères et que c’est un genre comme un autre. Une bonne histoire, c’est une bonne histoire.  Que ce soit une bd de pirates ou de cow-boys, si c’est super bien fait avec passion et amour, ça peut faire des albums intéressants pour tout le monde.

J'ai une dame qui est venue me voir et qui m’a dit « Écoutez, j’y connais rien en avion, j’en ai rien à faire mais j’adore cette histoire car c’est une femme qui se bat dans un milieu d’hommes. C’est une histoire féministe et même s’il y a des missiles, du kérosène et des boulons, ça n’empêche pas de faire une bonne histoire intéressante.

Comment s'est fait la rencontre avec Anastasia et comment avez-vous travaillé avec elle ?

Alors, Anastasia, c'est suite à ma collaboration pendant seize ans avec Yann, qui s'est très bien passé, très bien fini, il n’y a pas eu du tout de friction, rien du tout, j’avais fini Angel Wings, cela faisait 8 ans que j’étais sur le même personnage et j’avais envie de changer un peu d’air. Et je cherchais par contre, la perle rare qui est un ou une scénariste qui aime les avions. C’est compliqué, même Yann me disait qu’il y avait des dessinateurs que ça embête. Lui adorait ça mais c’est comme faire une histoire de voitures, une histoire de western, si l’on n’aime pas ça à la base, c’est compliqué !

En plus, souvent dans les histoires techniques comme ça d’aviation, l’avion et toute la technicité du vol qu’il y a autour, l’histoire de l’aviation, comment vole un avion, pourquoi, quels sont les pannes, les défauts, les qualités amènent des éléments de scénario aussi. Yann me disait qu’à l’époque, que le Panther à l’époque, quand il tirait, ils n’avaient pas mis d’évent pour les gaz et du coup, les nez explosaient. En fait, les mecs tiraient et au lieu d’atteindre leurs proies, ils se retrouvaient à être les cibles. Tout ça pour dire, que les trucs techniques amènent des scénarios. Donc, il faut un scénariste qui aime ça. Et Anastasia que je ne connaissais, qui ne venait pas du tout de la bd. C’était dans mon studio à Paris, j’ai une copine qui est scénariste pour des séries télé, dans l’animation à qui je parlais de mon désarroi de ne pas savoir avec qui bosser maintenant et qui me l’a présentée.

Moi, j’ai toujours bossé avec un ou une scénariste parce que je considère que c’est un vrai métier. Ce n’est pas quelque chose que l’on fait par-dessus la jambe. Je fais déjà double casquette avec le dessin et la couleur. Je ne sais pas raconter des histoires et surtout les dialogues. Elle m’a dit « il y a Anastasia, ces parents sont tous les deux pilotes, elle fan d’avion et elle aurait rêvé de faire un Angel Wings. Je l’ai rencontré et ça ç’est super bien passé. Après, c’était vraiment un truc à quatre mains, ce n’est pas son scénario que j’adapte. On a travaillé ensemble. Par exemple, c’est moi qui ai eu l’idée, bah attends, il y a deux histoires. Parce que l’idée, c’était que je voulais raconter une histoire avec un F14 Tomcat qui est un avion magnifique, mythique, le héros de mon enfance. C’était Top gun, c’était ce qui m’a donné la passion de l’aviation. Mais je cherchais une histoire encore un peu fictive mais bon, je risquais de tomber dans les écueils de Top gun, du film. Et puis, je me suis renseigné et j’ai vu qu’il y avait un avion qui avait fait deux trucs mythiques et je me suis dit, pourquoi ce ne serait pas de raconter l’histoire de cet avion même si les deux histoires n’ont pas grand lien, ça raconte la vie de l’avion. Et donc, c’est parti comme ça, et l’idée que j’ai eue, c’est de dire que c’est l’avion qui raconte sa vie. L’avion va se scratcher et comme un humain, quand on va mourir, votre vie se déroule devant vos yeux et on commence comme ça. Et l’idée de base pour pas faire un truc barbant parce que c’est très technique, c’est un combat aérien qui se déroule dans les années 80, c’est très missiles, radars et du coup, ça peut être complétement abscon ou rébarbatif et du coup pas intéressant. Et en fait, l’idée était de se dire que c’était l’avion qui a des émotions qu’il raconte en voix off et les humains aux commandes sont à la limite plus des robots, ils sont très techniques. C’est marrant de prendre le truc à l’envers et les tous premiers lecteurs de l’album sorti en avant-première à Saint-Malo disent étrangement que l’on s’attache à l’avion et c’était mon but ultime. Pour moi, je suis tellement passionné d’avion que de voir un avion mythique, un avion que je n’ai jamais vu, ça peut me faire pleurer. C’est débile mais j’ai un tel amour de l’aviation. Et le but, c’était que l’on arrive à se lier avec cet avion. En plus, il y a plein de choses qui se sont rajoutés après dans ma vie qui fait que c’est un album bourré d’émotions pour moi.

Est-que ça été difficile de réaliser une bd tirée d’une véritable histoire, celle de Kara Hultgreen, première femme pilote de chasse embarquée dans la marie américaine ?

Ouais, c’était pas évident parce que, autant dans Angel Wings ou dans mes autres séries, comme je créé les personnages, je fais ce que je veux, tout en étant déjà dans un dessin très historique avec le bon boulon au bon endroit, le bon char à tel endroit. Pas d’anachronisme même dans une histoire fictive. Là, je suis au plus près de la réalité. J’ai vu des photos noir & blanc un peu floues et j’ai vu qu’elle avait une montre chrono et j’ai retrouvé des personnes qui m’ont dit que c’était telle montre. J’ai dessiné à tel endroit, me suis assuré quelle voiture elle avait, m’apercevoir que la couleur du hangar était différente que celle quelques années plus tard. Voilà, j’étais au plus près ! Le but, c’est un avion très complexe et je veux que des anciens pilotes de Top Case disent « Ah, p…, bien joué, tu as même mis le mode suivi de terrain… Machin ». J’essaie d’être le plus taré et irréprochable possible.

Le problème, c’est que quand on dessine une histoire fictive, une histoire réaliste, l’histoire aussi doit être comme ça. Donc, je me suis appuyé, de loin, sur les mémoires qu’a écrit sa mère, où elle racontait sa vie. J’ai essayé d’être le plus neutre possible eu égard à la polémique qu’il y a eu lorsqu’elle Kara Hultgreen s’est tuée. C’est la première femme pilote décédée après un an d’exercice, fort de quarante huit appontages et ce n’était donc pas une minette qu’on avait prise là, d’autant plus qu’elle avait déjà piloté des avions réputés difficiles.  Aujourd’hui encore, à l’occasion de posts de certains de mes dessins, on trouve sur les réseaux sociaux des remarques désobligeantes comme quoi elle n’aurait jamais dû être dans un Tomcat, elle n’était pas prête, la Navy l’a poussée… Oui et non, oui ils ont poussé parce qu’il fallait sortir des scandales de sexisme et même de viols dans la Navy, c’est ce que l’on raconte un peu dans la bd. Il fallait qu’il y ait des femmes mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’avait rien à faire ici, c’est pas pour autant que l’avion, à 0,4’’ seconde près, elle aurait été encore vivante. Le crash a duré 3’’, qu’est-ce que vous faites-vous en 3’’ quand vous avez une bagnole qui débarque, qui vous pique de la droite et vous grille la priorité ? C’est très compliqué et surtout très facile de refaire l’histoire. C’est marrant de constater, que 30 ans après, c’est encore polémique ! On vous l’avait dit, pas de gonzesse aux commandes, c’est un truc de mec de faire la guerre avec des avions. Donc, c’est aussi ça, et puis comme je l’ai écrit dans ma préface, je me suis attaché à ce personnage puisque ma mère est décédée à l’atterrissage il y a 2 ans. Donc, voilà, ça été un peu, un album cathartique où j’ai fait mon deuil. J’ai essayé de faire du mieux que je pouvais.

A la lecture de la préface, on comprend que la réalisation de cet album a un eu un sens particulier avec notamment un concours de circonstances alors que votre nouveau projet concernait la carrière d’une pilote décédée lors d’un appontage (ndlr atterrissage sur navire) alors que vous veniez de perdre votre mère, pilote émérite lors d’un atterrissage. Y avez-vu un signe du destin ?

Destin, non parce que les deux éléments un ne sont pas liés parce que j’ai décidé de faire cette bd après le crash. J’avais déjà l’idée de faire ça, l’idée de faire Kara Hultgreen et quand c’est arrivé, juste la question s’est posée : là, je suis face à un os, j’en rêve de faire cette bd depuis longtemps et j’ai un super sujet, manque de bol ça m’arrive dans ma vie, qu’est-ce que je fais ?  Connaissant ma mère, sa pugnacité au travail, son amour de mon travail et je pense qu’elle aurait été assez vexée que je me dise, j’y vais pas parce que ça me fait du mal. Au contraire, je vais tout défoncer, je vais faire comme elle aurait aimé, je vais bosser comme un dingue pour faire le plus bel album, le plus honnête qui puisse être.

Pour lui rendre hommage en quelque sorte ?

Tout à fait ! Et j’y suis allé et avec tout ce que je pouvais et j’espère qu’elle est fière de moi !

Votre réponse décline sur la question suivante : « Show must go on » s’avère sûrement une phrase que vous avez dû ruminer après la mort tragique de votre mère.

Ouais

 Qu’est-ce qui vous a donné la force de continuer le projet et quelles en étaient les alternatives ?

Les alternatives, c’étaient de faire complètement autre chose. Continuer, oui ! J’avoue que quand j’ai dessiné la scène où l’avion bascule dans l’océan et que ça va être fini, j’ai versé ma petite larme. C’est assez bizarre, je ne fais pas mon fiérot et je ne veux pas faire pleurer dans les chaumières à cause de ça. Ce n’est pas un argument marketing, c’est juste un album qui m’a donné beaucoup d’émotions que j’ai essayé de rendre pour le lecteur. L’avion, c’est à la fois une espèce de machine qu’on se met autour de soi pour voler dans le ciel. Je ne comprends pas encore qu’en 2024 on dit qu’il faut clouer les avions, ça pollue. C’est quand même l’une des plus belles réussites de l’humanité. C’est ce dont on rêvait depuis des millénaires et notre génération, enfin moi, ma grand-mère a connu l’époque de Blériot et la conquête de la lune. Elle est morte il y a 5 ans, elle a connu le Concorde. En une génération d’humains, on a conquis le ciel et l’espace, c’est un truc extraordinaire, complètement fou ! Et donc, c’est vrai que la machine revêt pour moi, quelque chose d’exceptionnelle et c’est vrai que lorsque l’on vole dans un avion, on fait confiance aux matériaux, à l’ingénieur qui l’a créé. On se fait confiance parce que l’on pilote l’avion et on se dit que dans le ciel, quand vous avez des ennuis dans votre vie, des trucs qui ne vont pas, vous décollez et ouah, tout disparaît ! Je sais que le premier vol que j’ai fait après le décès de ma mère, je suis monté au-dessus des nuages, un ciel magnifique et des beaux nuages bien distincts, un soleil rasant, tout était orange, j’ai fait des arcs-en-ciel dans le ciel et je ne sais pas si vous l’avez déjà remarqué, il y a un effet visuel quand on a, à travers le hublot, son ombre dans un nuage, cela fait un halo d’arcs-en-ciel autour et c’est magique. J’ai donc fait des arcs-en-ciel pendant une demi-heure puis je suis retourné me poser. Dans ces moments-là, on est hors du temps, on est seul au monde et c’est quelque chose que l’on ne peut comprendre si on ne vole pas. Mais même, quand vous partez en avion de ligne, que vous décollez de Paris avec un temps maussade et que vous passez les nuages pour découvrir un grand soleil, c’est un autre monde, on est au paradis et c’est sympa de vivre ça.

Et vous arrivez à partager votre temps pour voler ?

Oui, comme d’hab’, je suis partagé entre la table à dessin, ma petite famille et les avions et c’est dur de tout concilier. Je ne vole pas assez, je rêverais à la fois d’être Maverick dans Top Gun 2, avec mon lit dans le hangar avec mes avions, mes motos et bricoler et puis partir faire mach 10, puis après pilote de chasse. Mais c’est un peu un délire et je pense que Maverick doit se sentir un peu seul. J’ai des potes qui ont tout ça mas qui n’en profitent un peu que le samedi, c’est dur d’être un cow-boy solitaire. (rires)

J'aimerais que vous reveniez sur la réalisation de vos bandes dessinées, à la fois sur le niveau technique, graphique.

Je n’ai pas changé de méthode depuis toujours Le Grand-Duc, cela va faire 15 ans maintenant. En fait, j’esquisse au crayon bleu, les masses, les perspectives, je dessine au crayon bien affuté et ensuit, je scanne et je vire le bleu. Il ne me reste plus que le trait et je mets en couleur avec une tablette graphique avec Photoshop. Avec l’arrivée de l’IA, c’est vrai que tous les auteurs, on n’est pas vraiment en stress mais on se dit quand même que c’est préoccupant. En fait, j’ai un dessin tellement réaliste que les gens n’arrivent plus trop à faire la jonction entre savoir si c’est une photo ou un dessin. En fait, j’ai un dessin qui n’est pas assez graphique et je rêverais d’avoir un dessin plus lâché, un truc à la Ralph Meyer. On voit le dessin, l’encre, le trait de pinceau, la matière quoi ! J’ai un dessin d’un peu, un moine copiste et je vois qu’il y a des gens qui ne se rendent pas compte du travail qu’il y a derrière.

Quand je fais un effet de vitesse d’une mer, je ne prends pas une photo de mer à laquelle j’ai mis un calque de vitesse, j’ai tout peint à la main au pinceau. Par exemple, je n’ai pas 50 000 calques, un pour la lumière, un pour l’ombre, j’ai le dessin, point ! Souvent, je détache l’avion du fond parce que si je veux le bouger et en fait j’utilise l’ordi comme un pinceau comme si j’étais en méthode traditionnelle.

La méthode traditionnelle ne vous a-t-elle jamais tenté ?

Si, si mais je ne suis pas assez doué. Fraudrait que je m’y mette vraiment. J’ai fait de la peinture, des toiles d’avion avant de faire de la bd. Et c’était un tel rêve de faire de la bd, ça prend tellement temps que je n’en ai pas à y consacrer 6 mois sans parler que j’ai une famille à nourrir, des bd qui me passionnent à faire et c’est le même truc que passer mon temps à l’aérodrome. Je ne peux pas, je n’ai vraiment pas le temps ! Il faudrait que j’ai un burn out qui m’impose de ne plus faire de la bd pendant 2 ans, je me met à la peinture ou faire de la bd traditionnelle mais c’est un boulot. Déjà que c’est compliqué avec les avions. Je ne suis pas sectaire, faut voir.

D’où l’intérêt de réaliser des interviews afin que les lecteurs appréhendent mieux les raisons pour lesquelles il faut tant de temps pour faire un album.

Et encore, je suis un rapide, je mets un an, un an et demi pour faire un album. J’ai 20 ans de carrière et j’en ai fait 27 ajoutés à des pin-ups… C’est un rythme assez soutenu mais je suis conscient de la chance que j’ai, il y a tellement d’auteurs bd. Quand on voit en librairie le talents des mecs, il y a tellement de trucs géniaux qui sortent et ce, dans n’importe quel domaine et malgré tout j’ai fait mon trou.

Que vous avez fait très rapidement

Dès le premier album, j’ai eu un prix grâce à Michel Edouard Leclerc, merci à lui, prix « J’ai coincé la bulle », prix des premiers albums et boum on récompense quelqu’un qu’on aime bien et ce fut moi. Alors, je commençais à peine la bd, j’ai un prix et on m’encourage et je me suis que c’était une chance à ne pas louper. J’ai toujours bossé, j’ai toujours un projet qui pousse l’autre et je sais que c’est une chance que je ne veux pas gâcher. J’ai une grande liberté chez Paquet, je fais des albums que je veux, je n’ai aucun plan marketing. Le prochain projet après Tomcat où j’en suis à la planche 6 et un jour je suis arrivé, j’ai posé la première planche sur le bureau et j’ai dit que j’avais un projet avec tel mec qui parle de ça et on m’a dit ok, j’ai une telle chance.

Cet album Tomcat marquera assurément votre bibliographie pour diverses raisons : un bel hommage au combat des femmes pour être respecté et reconnue comme l’égale de l’homme mais aussi au travers de la mise en lumière de cet avion, qui grâce à Top Gun est rentré dans la postérité.

Exactement !

Pensez-vous, dans l’avenir, continuer à raconter et mettre en image des faits historiques autour de l’aviation ou était-ce une parenthèse ?

Non, le prochain projet revient à une affaire fictive dans un avant réaliste mais ça part toujours de l’envie d’avions, d’une époque et là, je suis parti dans les années 30. Je reprends une série qui parle de l’âge d’or de l’aviation et des avions de course mythiques des années 30 où les pilotes étaient des héros. Il faut savoir qu’à l’époque, un meeting aérien aux États-Unis rassemblait 700 000 personnes. Là, ça a un peu une ambiance Gatsby, Scarface, un peu mafia, costumes rayés avec des grosses voitures, pauvreté après la crise de 29 et richesse folle des trafiquants. Je fais un truc un peu fun, j’en avais besoin après Tomcat, de marrer et d’y aller à fond.  De la couleur, de la couleur et puis art déco. Je vais faire un gros boulot sur le graphisme des planches car je veux que l’on se sente dans Gatsby. Ce sera tout d’abord en tomes et on verra après.

Je suppose qu’au niveau des ventes…

Depuis quelques années, Je ne stresse plus trop sur les ventes. Je sens que j’ai un plancher de lecteurs qui aime bien ce que je fais, j’ai un lectorat fidèle. Je ne suis pas une star de la bd qui défoncent à 200 000 parce que j’ai fait un sujet de ouf. J’ai la modestie de pouvoir dire que j’ai de lachance d’avoir un lectorat fidèle qui me suit sur n’importe quel sujet et qui est cool. Les gens sont sympas en dédicace, j’ai pas de chieurs, franchement, ça se passe vraiment bien.

Réaliser des rêves de gosse s’avère utopique pour bon nombre d’entre nous. Vous vous êtes donnés les moyens pour y arriver, à force de ténacité et beaucoup de travail. Pouvez-vous revenir sur ce parcours, ce qui a vous a marqué et maintenant quelles sont vos aspirations pour la suite de votre carrière ?

Mes parents n’étaient pas du tout dans le milieu artistique, mon père était pilote dans l’armée, ma mère était institutrice et ils n’ont jamais mis de frein à une carrière qui partait pour pas être… Voilà, je faisais des petits dessins, je n’avais jamais pensé faire de la bd. Pilote, ç’aurait été bien mais c’est vrai, mon père m’a dit une fois qu’ils n’étaient pas stressés car ils voyaient que je travaillais. Je n’ai jamais arrêté de dessiner, j’étais timide, introverti et ce qui est chouette, c’est que ma réussite m’a permis de devenir quelqu’un, entre guillemets. Et la chance d’être un gamin qui a deux passions, le dessin et les avions, je vie des deux.

Mais, c’est aussi à force de travail…

Ouais, mais j’ai hâte le lundi de me remettre sur ma planche et s’il ne fait pas beau le dimanche, je bosse. Il y a bien sûr des planches moins rigolotes à faire quand il y a du blabla mais je trouve toujours dedans un truc marrant, intéressant, un petit challenge à dessiner. Je n’ai jamais eu le syndrome de la page blanche. Je me suis par contre demandé après Tomcat, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire !

Je me suis dit avec les années 30 que ça pouvait être sympa et quand j’en ai parlé à mon copain, Edouard Rousseau, celui qui a fait le dossier final dans Tomcat, professeur de l’art et écrivain émérite d’art, qui est fan d’avion comme moi et là, on a commencé à bosser ensemble et c’est un rêve. En plus, bosser avec un pote, on se marre, on fait les c..s, on est à fond et c’est drôle d’être avec un mec. Avec Paquet, ça se passe bien, c’est des gens charmants, il n’y aucun problème.

Bernard LAUNOIS

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Publié le 11 Novembre 2023

Interview de Frank Pé "La première chose que je demande à une histoire, c’est d’amener de la vérité !"

Interview de Frank Pé, notamment à propos de la bête T2, réalisé le vendredi 27/10/2023 dans le cadre de Quai des Bulles

C’est peut-être un peu trop tôt pour se faire une opinion concernant le deuxième tome de l’excellent diptyque de LA BÊTE sorti le 13 octobre mais as-tu déjà un retour ? Sais-tu comment il a été perçu par la presse, par le public ?

Le retour est très bon mais ce que je peux dire, la grande question qui se pose dans ces cas-là, quand les gens ont bien aimé le tome 1, ils sont extrêmement exigeant sur le tome 2 qui finit l’histoire. Ils ont attendu pendant deux ans, ils ont de grandes espérances et il ne faut pas les décevoir. Apparemment, le public est conquis et je pense que l’on a réussi.

Comment as-tu travaillé avec Zidrou, te fournit-il l’ensemble du scénario et te laisse toute latitude dans le découpage de l’album ?

Zidrou est un vieux briscard, un professionnel de la bande dessinée. Il a, lui aussi, un côté un peu paranormal.

Donc, vous allez bien ensemble ! (rires de Frank pé).

Quand on se rencontre, il vous scanne comme ça et vous n’avez plus aucun secret pour lui au bout de 5’. C’est à peu près ce qu’il s’est passé lorsqu’on s’est rencontré la toute première fois pour le Spirou. Depuis évidemment, on se revoit régulièrement et on apprend beaucoup de choses de l’un sur l’autre, moi à travers ses scénarios parce qu’il parle beaucoup de lui et Zidrou, à travers le travail que l’on fait à deux. On commence à avoir une sacrée complicité. Sur le Marsu, j’avais un cahier des charges que je lui ai confié notamment de ne pas faire un Marsu à la Franquin. J’avais par contre des envies de le faire à une époque très marquée. A quoi devait ressembler cette bête… On en a parlé, beaucoup échangé. Il m’a écouté, il m’a très bien compris et en professionnel qu’il est, il s’est retiré dans ses terres espagnoles et a pondu les 200 pages d’un coup et il m’a dit, on change ce que tu veux : j’ai rien changé sauf dans le découpage.

Voilà comment cela s’est passé : moi, je lui fais confiance sur le contenu de l’histoire et lui me fais confiance tout ce qui suit son travail puisque l’on n’échange plus à ce moment-là. Je n’ai pas besoin de son avalisation. Et au résultat, on est ravis tous les deux parce que l’on découvre comment l’autre a fait. Nous sommes les premiers adorateurs du travail de l’autre.

Tu as envoyé au scénariste les pages dessinées au fur et à mesure de leurs réalisations ?

Non, pas du tout ! Simplement quand il y avait une cinquantaine de pages de réalisées et comme il est patient, il a attendu que je les fasse.

À côté de cela, tu ne pouvais pas les faire non plus dans un laps de temps court. A ce propos, combien de temps t’a-t-il fallu pour réaliser le tome 2 ?

2 ans ! Sinon, je ne touche pas aux dialogues. Zidrou, c’est le papier à musique de l’album et je ne change pas une virgule. Et si je devais le faire malgré tout, je l’appelle et on en discute. Et c’est arrivé ?  Oui, quelques fois, pour des raisons de rythme. Quand on découpe, il faut que le texte colle parfaitement au rythme des cases. Sur le découpage lui-même, Zidrou fait une proposition dans son scénario avec les plans, etc et en général, c’est du quatre bandes, c’est du traditionnel. Je prends ça, je le vois en cinéma et c’est ce film-là que je mets en dessin. Pour tout le découpage, il me fait confiance mais je récupère également ces idées à lui. S’il me dit, c’est 2 pages en vis-à-vis pour telle ou telle raison, je le respecte évidemment. Par contre, tous les jeux de caméras, les personnages, je pars de ce qu’il me propose mais je le fais à ma manière. Je suis le comédien sur scène qui va donner au public les textes du scénario et après il peut y avoir beaucoup d’interprétations ou pas.

Travailler avec Zidrou t’a-t-il semblé différent de celui de la série ZOO avec Philippe Bonifay ?

Il y a une différence magistrale, énorme ! Parce qu’avec Bonifay, on se voyait tout le temps, on s’envoyait des kilos de fax en permanence. Tout était discuté. C’est un vrai travail à deux, en profondeur et avec des disputes de couple, des réconciliations.

À ce point-là ?  Et qui préfères-tu alors ?

Les deux ! Avec Bonifay, j’ai appris mille choses, avec Zidrou, c’est d’un confort. C’est éblouissant son talent, c’est un cadeau aussi. C’était très bien aux époques dans mon parcours à moi. Je ne pourrais plus travailler de cette manière-là maintenant sur une histoire comme Zoo. Je ne le ferais plus de la même manière même si retravailler avec Bonifay ne me dérangerait absolument pas.

J’ai lu dans un de tes derniers interviews sur LA BÊTE de l’intérêt que vous porter à en faire un objet livre, au demeurant fort réussi. Pourrais-tu revenir sur ce choix et les raisons d’un tel choix?

La BÊTE pour moi, c’est un projet brut, c’est une bestiole sauvage. Et donc tous les choix devaient aller dans ce sens-là. Et, depuis le début, je voyais un pavé… Rugueux. A la limite, s’il avait pu être humide et glissant comme un pavé bruxellois, c’aurait été idéal ! J’étais un peu dans ce sens-là quand on a abordé le sujet avec l’éditeur et où j’avais idée que le pavé pouvait être cisaillé de telle manière à ce qu’il n’y ait pas de rebord entre la couverture et les cahiers. A la limite, il n’y aurait plus de dos et où l’on verrait les fils de couture et on était parti là-dessus. Sauf que, chez Dupuis, ils font des tirages assez conséquents et que l’on ne fait pas du tout le même genre d’objet avec un imprimeur quand on tire à 500 exemplaires que quand on tire à 30 ou 50 000 exemplaires. Le retour de la demande a donc été négatif car cela pose des problèmes techniques avec beaucoup de déchets avec la cisaille entrainant un gaspillage de papier important. J’ai pleuré pendant 3 jours mais il fallait faire quelque chose de plus traditionnel. On s’est donc arrêté sur un papier de qualité dit bouffant, deux fois plus épais, qu’un papier normal. Ce qui fait que l’on a un livre avec sa présence, son poids, et c’est ce que je voulais.

Si la BÊTE a quelques traits communs avec le Marsu, il n’en est pas moins différent et lui confère des stigmates d’un marsupiau des plus réalistes. Comment t’y es-tu pris ?

Eh bien, comme un sioux ! (rires) Dans les crayonnés du tome 1, on voit bien les recherches pour modifier la tête et en faire quasiment un animal qui sortirait du Mussée d’Histoire Naturelle.  On a failli le faire venir au zoo de Vincennes mais bon, finalement pour des raisons très prosaïque, ça ne s’est pas fait ! Mais le projet était là. La science s’est quand même rapprochée de nous. On a fait aussi des conférences avec un paléontologue du Muséum de Paris qui a joué le jeu et à deux sur scène, on attestait la découverte définitive de l’animal en Amérique du sud et lui il amenait des dents qu’il avait trouvé et moi des photos évidemment trafiquées et je t’assure, à la fin de la séance, on a joué le jeu jusqu’au bout et les gens croyaient vraiment que c’était la réalité ! En tant que scientifique, il était balèze et il savait de quoi il parlait. Et on a pu aborder un truc trivial comme le nombril du Marsupilami qui a fait débat, comme tu le sais parce que les gens disent qu’ils sortent de l’œuf et que donc ils ne peuvent pas avoir de nombril ce à quoi je réponds : « Vous avez tout faux monsieur, j’ai eu en main des crocodiles sortant de l’œuf qui avaient un nombril, un cordon qui les rattachait au jaune de l’œuf ». Cette cicatrice se referme assez facilement en une semaine mais elle est bien là. Un nombril chez un animal sorti d’un œuf n’est donc pas du tout une erreur. Franquin avait raison !

Tu as évoqué au début de l’interview que vous aviez demandé à Zidrou de situer l’action dans une période particulière et pourquoi ?

Parce que pour moi, faire la Bête, c’était revenir à mes origines de bd parce que Franquin a été le premier qui m’a le plus marqué au rouge dans mes lectures du magazine Spirou. C’est ce qui m’a le plus touché comme plein de gosses. Par sa générosité, cette chaleur, une magie profonde qui touchait le gamin. Je savais qu’en faisant du Marsu, c’était vers ça que j’allais et donc, aller vers le gamin quand j’étais petit à Bruxelles, avec un retour à mes origines. Mes premières images de Bruxelles, à la limite, quand je suis né ; des images subliminales, vous voyez. Même, à la limite, quand j’étais dans le ventre de ma mère et qu’elle se baladait rue Neuve, il y a certainement quelque chose en moi qui m’a marqué. Je table toujours là-dessus pour transmettre des trucs vrais aux lecteurs en espérant que ça fasse tilt aussi chez eux. Je crois que l’on a toujours à gagner à aller vers ce que l’on connait intimement parce que l’on va être juste. La première chose que je demande à une histoire, c’est d’amener de la vérité, même si la mise en forme d’un roman est du mensonge, une manipulation, autant dans le contenu, il faut une dimension de vérité.

Sinon, il n’y a plus de crédibilité. Voilà, voilà. Et le monde actuelle en a de plus en plus besoin,  puisque de plus en plus, on vit dans un mensonge que ce soit dans la politique, l’économie. Ça nous amène loin, n’est-ce pas ? Et donc, j’ai demandé à Zidrou que l’histoire se passe en 1955, l’année où j’ai été conçu et d’ailleurs, au moment où le Marsu passe devant les vitrines où il va rencontrer Tintin, je montre dans la foule des gens de ma famille, mon père, mon frère et ma mère qui est enceinte de moi. Je suis donc dans l’histoire. C’est pour ça que je termine la fin l’histoire en Palombie que je le date mi-juillet 1956 correspondant à ma date de naissance.

Dans une séquence des plus émotionnelles, le scénariste Zidrou fait rencontrer des personnages de TINTIN, comment as-tu appréhendez cette séquence ?

Alors ça, c’est une idée de Zidrou et de même de faire passer le héros dans le centre belge de la bande dessinée, c’est lui aussi. Après coup, on se dit que c’évident mais ça s’imposait mais moi, je n’y avais pas pensé. Un bon scénariste va chercher en même temps des trucs très originaux et en même temps des évidences et faire passer l’évidence pour un truc très original, en fait. Ça, c’est son métier ! Alors donc, Tintin rue Neuve et maintenant, ce serait rigolo de faire jouer Tintin par une fille. Sans appuyer dessus, ceux qui ne le voit pas, le voit pas. C’est lui qui a orchestré leurs rencontres, ses mains qui se touchent, moi, j’ai orchestré la mise en scène où je me suis dit que la rencontre de ces deux univers doit se faire au milieu de la double page. J’ai fait mon découpage en fonction, la symétrie voilà, c’est comme cela que ça s’articule. C’est renforcer quelques chose… Quand quelque chose arrive et que c’est déjà fort, on se dit que l’on ne peut pas louper le truc. Et il faut donc des moyens forts. Et ça, ce sont des moments délicieux. C’est comme je suppose, pour un chef d’orchestre lorsqu’on a quelques notes de Beethoven « Tatatin », quand ça arrive, il fait de la musique classique à la Philarmonie de Berlin mais ce « Tatatin » de Beethoven, il va le faire avec le brio. Quand le Marsu rencontre Tintin, c’est du Beethoven !  

Tu as des talents d’aquarelliste hors pair. Est-ce pour des raisons de timing que tu as laissé la mise en couleurs, au demeurant fort réussi, à Elvire De Cock ?

Tout à fait ! Je me suis laissé prendre au piège par le récit. C’est-à-dire qu’en avançant les planches, j’avais tellement envie de raconter l’histoire et de rester dedans que j’ai tellement avancé que je n’ai jamais eu le courage de revenir en arrière pour faire la couleur ; c’était de la couleur directe dans le premier tome. Et puis quand j’ai eu clôturer l’album, cela faisait plus de 200 pages à mettre en couleurs, ce qui est un pensum. Cela a correspondu également avec des problèmes de santé, assez importants, qui m’ont fort secoué et je n’avais plus beaucoup d’énergie. Et la seule solution qui s’imposait à moi, alors que c’est plutôt contre nature, c’était de me faire aider. J’ai cherché quelqu’un, j’ai un peu tâtonné et finalement je suis tombé sur Elvire que je ne connaissais pas et qui a fait un essai qui s’est avéré prometteur, on va dire. On a rectifié le tir, on a travaillé ensemble et voilà le résultat. C’est une formidable rencontre parce qu’elle a tout bien compris et elle a ajouté une dimension de réelle coloriste professionnelle.  J’aime les couleurs mais je ne suis pas avec un spectre aussi large qu’elle. Elle a repris tous mes codes de matière que j’avais dans le tome 1 et qui participe à l’exercice de lecture.

Et de continuité Oui, c’était important et si elle ne pouvait pas faire ça, c’était cuit ! Elle a relevé le défi, elle a rajouté quelque chose et jusqu’au bout, elle m’a ébloui. Donc, je suis finalement content d’avoir pu franchir ce cap et d’avoir collaboré. Je me retrouve presque maintenant pour la suite avec une dream team parce que j’ai un scénariste hors pair qui est ravi de travailler avec moi. Il est assez partant sur tous les projets que je lui proposerai. J’ai une coloriste hors pair qui comprend mon univers, qui a des possibilités bien au-delà de ça. J’ai Philippe Poirier qui est le graphiste qui s’occupe de tout et quand on parlait de l’objet, c’est lui qui a été complice de ça et qui m’a aidé à avancer. On s’entend tellement bien, il est génial. On a là trouvé une équipe qui fonctionne bien et j’ai l’impression un peu d’être Clint Eastwood avec sa petite équipe resserré qui lui permet de faire un film.

Donc, tu vas continuer avec eux ? Tout à fait !

Tu as reçu le prix Albert UDERZO 2021 du meilleur dessin. Comment as-tu reçu cette distinction? Comment l’as-tu pris émotionnellement?

J’ai regretté de ne pas avoir pu aller à Paris pour le recevoir parce qu c’est le moment où j’étais malade. C’est l’éditeur qui est donc venu chercher ce prix. Disons que vu que je n’ai aucun retour, aucune justification, aucune raison, le jury ne m’a rien dit. On m’a juste dit, vous avez eu le prix et cela fait dire un chèque de tant. Ah, super ! Donc, la seule chose que j’ai pu faire, c’est de fantasmer sur une sorte de reconnaissance d’Uderzo, d’un niveau Uderzo par rapport à mon travail. C’est une sorte de gratification qui va plus vite et plus fort que lorsqu’un lecteur vous dit qu’il a bien votre bouquin. Là, vous vous dites, j’ai bien fait mon boulot, chouette. Si c’est votre mère qui vous le dis, ça a une autre signification. Mais si c’est Uderzo ou la fille d’Uderzo qui vous le dit, un jury, c’est important. Quand Franquin m’a aussi fait comprendre qu’il aimait bien mon travail, je le dis avec des petits caractères parce qu’humblement, je n’en reviens toujours pas. Là, c’est un plaisir monumental ! Et je crois que s’il vivait toujours, faisons cette hypothèse, je n’aurais jamais osé reprendre le Marsu, je n’aurais pas osé toucher à ça. Ici, je n’ai pas eu de problème parce que je savais que je n’allais pas être comparé à lui, je ne fais pas du Franquin, ni dans le style du dessin ni dans l’esprit de la bd. Je reprends juste une définition d’animal que je rends plus animal que ce qu’il n’a fait, lui. Pour Franquin, c’est plus un personnage pour faire rire, c’est houba houba, quoi. Moi, ce n’est pas ça du tout. Je suis hors Franquin et c’est beaucoup moins difficile. Le Marsu est sauvage ici, il peut même faire peur. Une reconnaissance comme ça, ça a une valeur inouïe, c’est très très puissant. En plus, tout ce que je t’ai dit sur mes lectures de gosse, c’était vraiment Franquin le premier que j’allais déjà observer lors de séances de dédicaces, de le regarder dessiner pour essayer de comprendre comment il faisait. Il était tellement gentil, tellement drôle et ne se prenait vraiment pas au sérieux. Après, j’ai pu comprendre qu’il était très exigeant, qu’il ne faisait pas du tout de l’auto-flagellation comme on a pu le croire. Il avait une vraie exigence qui a pu le mener à ce niveau de dessin. Et il avait cette exigence-là sur ses collègues, sur la bande dessinée en général mais il ne se permettait de l’exprimer qu’envers lui-même. C’était une forme d’élégance chez lui mais il savait très bien là où il réussissait, son niveau par rapport à ses collègues.

Un grand Monsieur. Oui, un grand Monsieur tout en disant toute sa vie, on ne fait pas un travail sérieux, on est resté des gamins et on fait ça pour faire rire, pour faire passer du bon temps, c’est typique de cette génération-là, très particulière. Comme si leur force, il la tirait de leur côté enfantin et ça provient probablement du fait qu’ils venaient de l’après-guerre.

Bernard LAUNOIS

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Rédigé par Bulles de Mantes

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Publié le 27 Février 2023

Rencontre avec Thomas Legrain à l'occasion de la sortie de LATAH aux éditions Le Lombard

Après Le régiment, Bagdad Inc., vous revenez sur le thème de la guerre. Est-ce un sujet de prédilection ?

Non pas spécialement. En fait, la guerre du Vietnam est le contexte dans lequel se déroule l’histoire de Latah mais n’en est pas le thème. Tout comme Bagdad Inc. avait pour sujet l’appropriatio

Comment avez-vous appréhendé le rôle de scénariste et de dessinateur ? 

Ce projet a commencé dans des conditions difficiles. Il faut savoir qu’au départ, j’avais essayé de le développer avec un scénariste, mais celui-ci a abandonné le projet en cours de route.  C’était en 2020, l’année Covid, compliquée pour tout le monde. Mais les bases qui avaient été posées au niveau du scénario étaient bonnes, ça demandait juste encore beaucoup de travail. Cependant, je n’avais pas le temps de recommencer avec un autre scénariste car à l’époque, je n’avais pas d’autres contrats en vue et c’était mon seul projet viable. J’avais l’impression de savoir ce qu’il fallait faire et quelle direction lui donner. Je me suis dit que je n’avais rien à perdre. Je me suis réapproprié le sujet et je suis donc devenu scénariste un peu par accident et pas du tout de ma volonté.

Quelles sont vos influences, en matière de lecture, cinématographiques… ?

Cinéma, complètement ! Je suis plutôt un cinéphile qu"un bédéphile.

On le voit également dans la manière dont vous prenez les angles dans la bande dessinée, on se sent plus dans un film.

C’est effectivement un angle de caméra, pris à hauteur d’homme la plupart du temps. J’ai une approche très cinématographique et je ne m’en cache pas. J’ai même fait des albums presque exclusivement en 16/9ème à l’instar de Bagdad Inc. Mais si mes influences sont complètement cinématographiques, je me considère comme un bédéiste intégral.

Vous avez commencé très jeune dans la bande dessinée. Quel est votre regard aujourd’hui après vingt ans de réalisation de bandes dessinées ?

Voir plus, car j’ai fait de la bande dessinée pour moi bien avant. En fait, c’est ça qui est assez amusant avec Latah, c’est qu’après avoir terminé Sisco, Régiment, etc, j'avais envie de revenir à ce que je faisais avant de passer professionnel. Je faisais alors plutôt du fantastique ou de la SF et d’ailleurs ma prochaine série sera de la science-fiction. En fait, comme j’avais fini mes séries, qui avaient plutôt bien marché et avec lesquelles je me suis bien amusé, je me suis dit que c’était l’occasion de revenir à faire ce que je faisais quand j’étais plus jeune mais avec l’expérience que j’avais acquise depuis.

Quels retours du public avez-vous eus alors que ce sont les premières séances de dédicaces de Latah, sorti en noir et blanc et en avant-première sur le festival d’Angoulême ? Est-ce que les personnes rencontrées l’ont lu ?

Quelques- uns l’ont lu et à chaque fois, j’ai visiblement créé une certaine surprise ! Ceci dit,  c’est le but, je veux emmener le lecteur dans ce qu'il croit être un type de récit et le retourner, le désorienter.

C'est effectivement la sensation que j'ai ressentie à la lecture, m'incitant à revenir en arrière.

Comme si vous aviez oublié quelque chose (rires)

De cet album, on dira qu’il ne laissera pas le lecteur indifférent. Comment avez-vous construit cette dramaturgie ?

Voulant que ce scénario soit très construit et cohérent, je me suis astreint à le rédiger de a jusqu’à z. En fait, comme il y a plusieurs thématiques dans l’album avec un changement de style au milieu, je voulais que l’ensemble soit hyper cohérent, avec en fil rouge une réflexion sur la culpabilité. En fait, le scénario était pensé pour qu’il y ait presque une nécessité de deuxième lecture : avec les éléments donnés à la fin, je pense que l’on relit l’album différemment.

Au niveau dessin, c’est un crayonné puis un encrage ensuite ?

Oui, de manière hyper classique et pour répondre à votre question de tout à l’heure, le fait d’être dessinateur et scénariste, il y a un avantage et un inconvénient. L’avantage c’est la liberté dont on dispose : j’ai pu imprimer mon rythme narratif avec très peu de contraintes. Le désavantage, c’est le manque de retour sur son travail. Comme j’ai toujours travaillé avec des scénaristes jusqu’ici, j’ai toujours eu l’habitude, et ce dès l’étape du crayonné et à chaque page, d’avoir un retour du scénariste. Sauf que là, j'étais mon seul critique et j'étais obligé d'être encore plus exigeant. Surtout que, n’étant pas scénariste, j’avais vraiment peur de merder ce projet. Autant je pense avoir fait plus ou moins mes preuves en tant que dessinateur, autant en tant que scénariste le fait d’être son propre critique m’a amené à dix fois plus d’exigence. Parfois, j’ai jeté deux-trois semaines de travail parce que je n’étais pas content de moi.

Avez-vous travaillé avec votre éditeur, quels ont été vos rapports avec lui ?

Oui, ça s’est plus joué sur la partie scénaristique, car cela fait quinze ans que je travaille avec le même éditeur qui a l’habitude de me faire confiance sur mon dessin. Mais ça s’est aussi bien passé pour le scénario, il m’a fait confiance. Cela été très particulier mais comme je l’ai dit précédemment, il y a quand même un avantage à se retrouver seul aux commandes d’un projet, c’est la liberté. Avec cette pagination, je me suis offert une énorme liberté.

En fait, c’est assez paradoxal, la liberté d’un côté et la rigueur de l’autre, surtout quand on est un scénariste novice entre guillemets. Fatalement, si l’on veut faire les choses bien, il faut être hyper-rigoureux ! D’où, une construction hyper-carrée, que j’ai essayé de rendre la plus irréprochable possible

Allez-vous continuez à endosser, à l’avenir, les deux rôles de scénariste et de dessinateur ?

Non, ce n’est pas prévu dans l’immédiat.  Mon prochain album est aussi une idée personnelle à la base, mais c’est un scénariste qui l’a développée et il a fait un bien meilleur travail que ce que j’aurais fait.

Atmosphère pesante et ce, dès les premières pages, la pression monte continuellement. Le lecteur est rapidement plongé dans une atmosphère délétère. Le dessin est à l’image du scénario dans cet univers luxuriant et angoissant. Comment vous êtes-vous documenté pour rendre ce récit des plus réalistes ?

En dehors des costumes militaires et des quelques armes et avions, ça n’a pas exigé une documentation énorme, et c’est un travail qui avait été déjà fait en partie avec le scénariste avec qui j’avais commencé le développement du projet au départ. Le but était de rendre le contexte suffisamment crédible.

Le Latah fait appel à des croyances ancestrales perpétuées depuis la nuit des temps. Comment avez-vous trouvé cette inspiration ?

C’est à nouveau avec le scénariste que l’idée est venue. Le latah, c'est un concept qui existe, c'est une sorte d'état de transe dans le sud-est asiatique. Mais ce qui en a été fait dans l’album n’a rien à voir avec ça, c’est évidemment une pure fiction que j’ai utilisée pour créer un effet miroir avec les tensions au sein du groupe de soldats »

Il faut dire que le récit se déroule dans un état de guerre, de peur perpétuelle.

Alors, c’est là où je pourrais peut-être répondre à la question Pourquoi la guerre ? peut-être parce que la guerre, plus que toute autre situation, amène les êtres humains dans des positions extrêmes face à des situations extrêmes, avec un danger de mort immédiate. Est-ce dans ces moments-là que l’on se révèle vraiment tel que l’on est ? J'aime bien aller à l'os, au fond des choses et même si l'os n'est pas beau à voir. C’est la raison pour laquelle, j’aime bien le survival parce que cela permet d’aller au plus profond de ses personnages, en bien ou en mal.

Entretien réalisé le 27 janvier 2023 sur le stand Le Lombard au FIBD Angoulême à l’occasion de la sortie, en avant-première, de l’album Latah en version noir & blanc.

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Rédigé par Bulles de Mantes

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Publié le 27 Octobre 2022

Interview de Jim BISHOP « J’aime mes personnages mais je ne suis pas là pour les juger »

Après "Lettres perdues", album qui a rencontré un fort succès, J’ai particulièrement aimé ce nouvel opus chez Glénat, ce qui a justifié de vouloir vous rencontrer pour en parler.

On passe de l’illusion à la désillusion, quelque part, un peu comme dans les contes pour enfants (voir Grim), c’est triste ! Quel message désirez-vous faire passer ?

Oui, mais pour moi le message n’est pas triste. Si je parle de la fin de l’album le message est même très libérateur. Parce qu’au final, c’est un album qui parle d’amour. C’est d’ailleurs plus des relations d’égo que des relations d’amour tout au long de l’album. Et ce que l’on considère aujourd’hui comme des relations d’amour sont des relations énormément de possession. Et pour moi, en réalité, la fin est rude et ça parle pour moi en fait d’un amour en verso. L’album parle en fait, d’avoir assez d’amour en soi et de confiance pour avoir le courage de quitter un endroit confortable pour aller vers son propre chemin. Et ce n’est pas facile, c’est faire prendre des choix, des décisions qui sont rudes pour les autres.

Et comme on dit « choisir, c’est renoncer »

Exactement ! Et renoncer à des choses parfois qui sont un réel sacrifice. Un confort humain, matériel. On doit quitter des gens souvent et en réalité, c’est une thématique du deuil. Et c’est ce qu’il y a aussi dans Lettres perdues. Ce sont des thématiques qui, pour moi, sont très importantes puisqu’elles sont mon vécu aussi. Ou, quand on veut être libre, c’est pour moi un perpétuel choix de sortir d’une condition, qu’importe ce qu’elle est et ce n’est pas du tout facile. C’est souvent dans des endroits conditionnés, soient sociétales, soient des conditions familiales. En fait, quand on fait des choix qui ne sont pas en accord avec ces conditions, on risque d’être jugé. D’être, entre guillemets, brûlé sur le bûcher pour faire référence à la bd. Mais c’est un peu ça qu’exprime cette bd.

Pour moi, la fin est très libératrice ! En plus, elle parle de choses qui sont vraiment très personnelles et qui pour moi sont une lecture différente de ce que j’ai pu vivre. Par exemple, une personne qui s’en va, du point de vue d’un enfant, c’est rude et d’un point de vue adulte, je me dis que j’aurai peut-être fait la même chose.

Voilà, c’est des questions que je me suis posé et du coup ; je voulais créer une vision globale de choses comme ça et pour moi, m’apaiser et puis peut-être que pour d’autres personnes…

C’est donc pour vous une forme de thérapie ?

Exactement, j’écris mes bouquins comme des thérapies et…

Vous n’aurez pas toujours besoin de thérapies et donc, à un moment donné…

Ça, c’est intéressant parce que justement, je sens que j’ai de moins en moins de choses à guérir et du coup, ça me donne envie de…

D’explorer autre chose…

Complètement ! Et des choses beaucoup plus drôles, on va dire et beaucoup plus agréables. En fait, dans ces deux albums comme dans le prochain, je lâche beaucoup de choses très personnelles pour m’apaiser et puis aller vers des projets qui soient, plus tard, d’un autre ordre.

Cet album semble sortir tout droit de l’imagination de Lewis Carroll avez-vous été marquée par ses albums et notamment Alice au pays des merveilles il y a quelques années ?

Oui, j’ai été marqué par Alice même si Alice n’est pas du tout une référence pour ce bouquin. Mais oui, les contes sont des références, la comptine. En réalité Au clair de la lune est une énorme référence, voire la plus importante. Mais Lewis Caroll, c’est une influence comme Peter Pan, comme tous ces contes en réalité que j’ai découvert au travers des Spin off et que j’ai lu. Et que l’autre dimension, beaucoup plus violente et qui parle de manière beaucoup plus juste pour moi de ce qu’est l’humain.

Le passage de l’enfance… À l’âge adulte, c’est des choses dont je parle dans mes bouquins.

Le personnage de Pierrot apparait rapidement dans l’histoire comme un pervers narcissique mais rendu tellement attendrissant dans l’histoire que l’on finirait par s’apitoyer. Était-ce volontaire de le présenter ainsi ?

Ouais, ouais, complètement ! En fait, c’est des relations que je connais même si je n’aime pas trop ce terme de pervers narcissique. Je préfère plus le terme de manipulateur. J’en ai côtoyé qui sont vraiment des gens très cruels pour moi. Et des gens manipulateurs, oui aussi mais dans un moindre degré ce n’est pas très agréable. Pour l’album, on frôle effectivement cette dimension-là. J’écris mes personnages, pas pour les juger mais pour qu’ils soient compris. C’est très important pour moi de ne pas juger mes personnages. Il y a de la morale dans mes histoires mais je n’ai pas la prétention d’être un moralisateur. J’aime mes personnages mais je ne suis pas là pour les juger. En gardant mon amour pour ses personnages je garde une justesse dans l’écriture et dans ce que j’ai envie d’écrire et pas me dire là « ce n’est pas bien ce qu’il fait ce personnage » et du coup, je ne suis plus du tout en accord avec mes personnages. Enfin, si je commence à les juger, ça va fausser mon récit.

"Mon ami Pierrot", voici un titre bien évocateur pour la chanson enfantine Au clair de la lune. Pour rappel, le personnage principal de la comptine, n'ayant plus suffisamment de lumière pour écrire, doit aller demander du feu à son ami Pierrot. Avez-vous voulu faire un parallèle avec votre héroïne Cléa qui est en recherche de lumière sur son avenir ?

Oui en fait c’est très juste c’est tout à fait ça. Il y a aussi tout cette dimension de savoir à qui est adressé cette comptine, aux enfants. C’est le côté magique, on ne comprend pas trop les paroles quand on est enfant. En réalité cette comptine a une double lecture, enfant mais aussi adulte et très grivoise. En fait, cette désillusion dont vous parliez au début, qui pour moi s’invoque. Quand j’ai appris que cette chanson avait un double sens ça m’a créé une sorte de désillusions, pas forcément traumatique mais quand même.

C’est comme la Mère Michel…

Exactement, c’est hyper violent comme histoire. Pour moi ce sont des chansons qui sont importantes parce qu’elle parle de choses crus mais avec beaucoup de légèreté. En fait, en tant qu’enfant, on les entend et seulement après elles prennent du sens.

C’est subliminal…

C’est ça ! Pour moi c’est cohérent par rapport à la magie, par rapport à tout ce que raconte l’album. En fait, c’était une histoire alchimique. C’était un peu les Magiciens de l’époque, les alchimistes qui pouvait transformer le plomb en or. Et je voulais raconter mon histoire de cette manière-là. Passez de la partie magique à un monde réel.

Il y a encore une histoire de tromperie là-dedans ?

Exactement ! Pour moi cette chanson c’est une histoire de tromperie d’un certain point de vue.

On commence à tromper l’enfant, déjà !

Tout à fait, et c’est ça que je trouve super intéressant.

Vous avez évoqué dans un précédent interview que vous désiriez faire un parallèle entre votre album précédent et celui-ci pouvez-vous être un peu plus explicite ?

Si on analyse un peu l’album, en réalité, c’est exactement les mêmes thématiques que « Lettres perdues ». Il y a le passage de l’enfance au monde adulte, du refus de grandir et d’accepter le deuil. Or, la mort est présente dans Pierrot. Et le fait que la mort est un problème de non-acceptation en réalité, de déni. Je voulais en parler au travers d’une histoire d’amour et en fait, c’est des sujets qui pour moi sont prégnants, qui font partie de ma vie.

L’intention de l’album, c’est aussi de provoquer une réflexion sur ce que l’on est, comment on a vécu mais sur ses propres choix aussi. Je partage vraiment un moment de ma vie avec toutes mes réflexions et je pense que l’on est tous concerné par ça, en fait.

"Premières Lettres", premier album chez GLENAT, a remporté un vif succès à sa sortie. Aussi, avez-vous ressenti une pression particulière lors de la réalisation de celui-ci ?

Ouais, ouais, j’ai senti une attente. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai été obligé de le sortir vite. Parce que je me suis mis une pression que je me suis mis un peu tout seul. J’ai eu besoin de le sortir vite pour que justement m’autoriser à me dire : « ok, t’as fait deux albums qui pour toi, font sens. Et maintenant tu as le droit de prendre du temps pour la suite ». J’avais envie de montrer que le premier album, ce n’était pas de la chance, que je savais écrire.

Ce n’était pourtant pas le premier ?

Le premier qui se faisait remarquer, oui ! L’attente je la ressentais tellement fort que je me suis dit, je ne vais pas vous faire attendre. L’attente je la ressentais moi-même et c’était fort désagréable.

Je suis assez challengé pour pouvoir sortir cet album très vite. J’aurais aimé prendre plus mon temps mais voilà, c’est comme ça, l’album est sorti et je suis très content qu’il soit sorti comme ça. Maintenant, j’essaye de me détacher de tout ça, de toute cette pression et de repartir de manière plus saine. Et le prochain album aura encore cette dimension qui finira par me libérer de plein de choses. Il y aura encore des réflexions que je n’ai pas poussé dans les deux premiers albums qui pour moi vont conclure, vraiment sur ce que j’avais envie de dire sur la liberté, sur la condition de pourquoi on fait ça et pour quand on choisit telle ou telle mode de vie etc. C’est important pour moi d’en parler. Je pense que dans ma vie, j’ai mis trop longtemps parfois à comprendre, j’ai été pas mal conditionné, j’ai mis du temps à m’extirper de mes propres conditions.

J’en connais beaucoup comme ça.

Mais oui, et il faut forcément du temps. J’ai rencontré un jeune cet après-midi en séance de dédicaces qui m’a dit que le personnage a mis trop de temps à se libérer, ce à quoi j’ai répondu : « Tu verras quand tu seras plus âgé, qu’on ne se libère pas si facilement et rapidement que ça ».

Concernant Mon ami Pierrot, après quelques semaines de parution, quel retour avez-vous eu de la part de votre public mais aussi des critiques ?

J’ai un retour très enthousiaste j’en ai même qui ont préféré cet album-là plutôt que Lettres perdues, ce qui m’étonne.

Et a contrario, il y en a qui font un rejet complet par rapport au premier. J’ai même reçu des messages agressifs vis à vis de Pierrot.

Qu’est-ce qui les a gênés ?

Je ne sais pas, ils ne le disent pas ! Peut-être un sentiment de mal être alors que dans le premier, il y a plutôt un sentiment de bonheur. En fait, je me demande ce qui les touche dans le personnage.

Quelle technique a été utilisée pour réaliser cet album ?

100 % numérique, à la tablette Cintiq et avec le logiciel Photoshop contrairement à Lettres perdues où j’avais un crayonné en tradi. J’ai bien aimé de le réaliser entièrement en numérique parce que j’ai l’impression que j’ai été au bout, pas forcément de la technique numérique mais de moi, de ce que je pouvais ressentir.

Je verrais très bien ce scénario et ce dessin exploité pour faire un dessin animé y avez-vous songé ?

À mon niveau, oui ! En fait, je vois mes bandes dessinées comme des films. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que le cinéma m’influence beaucoup.

Concernant les couleurs, j’ai préféré le traitement de Lettres perdues, seulement là, les palettes que j’ai utilisées font plus sens avec le récit.

Je pense que j’ai vécu plus émotionnellement ce bouquin que le précédent et ça se ressent notamment dans les couleurs. Il y a eu dans celui-là une approche plus mécanique, moins réfléchie sur les couleurs car j’étais plus capté par mes émotions.

Votre dessin oscille régulièrement au fur et à mesure des cases entre le dessin franco-belge et le manga. Pouvez-vous nous éclaircir sur vos influences ?

Oui, c’est vrai ! C’est du à l’émotion ! Je fonctionne bcp dans mon dessin à l’émotion. Quand il y a un moment il se passe quelque chose, mon dessin se transforment un peu. Les visages se déforme. Et pour moi, des fois il va y avoir un visage assez malaisant, ça renforce les émotions. Du coup, les visages sont moins statiques et ça a du sens pour moi.

Vous êtes un lecteur de bandes dessinées ?

J’en lis toujours mais j’ai beaucoup moins de temps qu’avant.

Vos influences, c’est Taniguchi, Moebius ?

Pas trop Taniguchi, énormément Moebius mais aussi Miyasaki, j’ai lu beaucoup de mangas. En franco-belge, en réalité même Tintin, c’est du digéré mais Tintin m’a beaucoup influencé. Il y a énormément de bandes dessinées qui m’ont marqué et en réalité beaucoup plus le manga dans les mangas par exemple, ils n’ont pas peur de déformer les personnages pour aller capter l’émotion très rapidement. Ça permet d’aller à l’essentiel et pour moi c’est ça que j’aime bien, c’est ce que j’ai envie de laisser

Combien de temps faut-il pour réaliser un album pareil ?

Pour cet album, un an bien complet, entre l’écriture et la réalisation. C’est un album qui été beaucoup plus difficile à faire pour moi, du fait qu’il fallait mener de front la promotion de Lettres perdues, beaucoup de sollicitations, un déménagement.

Quelle relation de travail entretenez-vous avec l’éditeur ?

Son rôle a été très important. Ça va souvent un peu dans tous les sens dans ma tête et l’éditeur a su me recadrer.

Cela sous-entend, bon nombre d’aller et retour ?

Je ne fonctionne pas comme ça, j’envoie des pavés. D’abord le script, puis mon storyboard qui est mon crayonné en général et ensuite on débriefe. Ça ne me dérange pas de refaire des planches, d’en rajouter. J’ai besoin d’une vision globale sinon ça me perd dans le fil. J’ai besoin d’être dans mon histoire tout le temps et d’avoir une vraie vision globale sinon je ne pourrai pas maîtriser mon récit.

Interview de Bernard LAUNOIS, réalisée le 8 octobre, à l’occasion de QUAI DES BULLES 2022

 

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Rédigé par Bulles de Mantes

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Publié le 19 Décembre 2021

Interview de Pascal Rabaté à l'occasion de la sortie de SOUS LES GALETS, LA PLAGE

Un scénario à fleur de peau avec un récit linéaire allant crescendo d’une rencontre entre deux mondes qui n’ont pas de raison de se rencontrer. Pascal Rabaté a répondu à nos questions.

Dès les premières pages, l’on comprend que la petite bourgeoise va être raillée. Avez-vous des comptes à régler avec la petite bourgeoisie ?

Oh, non je n’ai pas de comptes à rendre mais le projet de faire un film était plus sur la fin d’une époque. Une époque qui n’a pas été digéré d’ailleurs. On a un problème de mémoire. Je crois que nous sommes le seul pays où nous avons appelé notre armée, « la grande muette ». Donc, assez lamentable au niveau des cadres en 14-18 avec un Pétain qui a fait fusiller un soldat sur dix dans certains régiments. On finit par donner le pouvoir en 40 et qui a donné, ce qu’on se rappelle. J’ai l’impression qu’il y a une espèce d’entretien de la mémoire où à l’école, l’on n’apprend pas qu’il y a une France de la défaite. On a tout mis sur le troufion en l’appelant l’armée La Doumergue. En 40, c’était d’une incurie complète des cadres de l’armée. Quand je parle des cadres, c’est les grands cadres, ceux qui sont restés à l’arrière en donnant des ordres et il y a eu une espèce de truc comme ça, assez pourri ou De Gaulle a réussi à négocier une entrée dans les villes en 45 avec les forces alliées pour sauver un peu la face, avec des trucs qui sont ignorés d’ailleurs, tels que déshabiller les coloniaux pour donner à des blancs qui étaient là juste pour de la figuration d’ailleurs. La chose est que j’avais envie de parler de cet esprit de révolte où je travaille beaucoup sur des projets sur la métaphore. C’est-à-dire que si j’ai fait La déconfiture, ce n’est pas pour parler de l’époque certes, mais c’était aussi une façon pour moi d’exorciser l’époque présent. Au moment où j’ai commencé à initier le projet, on allait avoir des élections où il se préparait un deuxième tour extrêmement chaud et pour moi, Vie de grains, c’était un peu moi où on allait au fond, sachant qu’on allait perdre ! On n’a pas perdu comme on pensait (rires), on a perdu différemment, c’était moins violent mais il y avait un peu de ça. Et sur ce projet-là (Sous les galets, la plage, ndr), j’avais envie d’en finir avec ces idées moisies de la sagesse que l’on a en vieillissant et de faire confiance aux vieux. Ça me gave ce discours me gêne et je trouve que l’espoir est plus dans la jeune génération. Je ne supporte pas des gens comme BHL, quoiqu’il a toujours été comme ça ou un Glucksmann qui a été dans l’insurrection et qui n’a gardé que le tutoiement et de prendre la parole à tout prix. Ce sont des gens ou leur pensée a été javellisée avec le temps. Je ne vais pas régler mes comptes mais je vais essayer de dire qu’en effet, l’avenir appartient aux jeunes qui vont le vivre et pas à ceux qui vont l’écrire pour les autres. Ça, c’est un peu le nœud du truc et puis après, j’étais en vacances hors saison, en plein montage de mon dernier film, on a fait une pause en allant à Loctudy et lorsque je suis passé devant de belles maisons aux volets fermés, je me suis dit « c’est la saison pour cambrioler ! ». Je me suis donc endormi là-dessus et de là est né l’histoire.

Au début de l’interview, vous faites peut-être un lapsus révélateur en parlant de film alors que la question porte sur la bande dessinée Sous les galets, la plage.  Ah, m… !!!

Alors, avez-vous songé à faire un film de cette bd ? À vrai dire, non ! Je sortais d’un, avec les complications qu’implique un tournage, surtout avec une économie réduite, et où l’on est obligé de tirer sur tout. Alors, c’est un plaisir mais à un moment donné, c’est fatigant et moi, j’ai besoin d’alterner un peu les plaisirs de communion générale, de festivités que sont un tournage avec des engueulades où tout est exacerbé. Et puis, il y a des moments de repos où je conçois plus le livre comme quelque chose de plus intellectuel.

Malgré tout, c’est quelque chose que vous avez déjà fait, une bande dessinée et ensuite un film tiré du scénario ? Oui, effectivement. Maintenant, si l’on me le propose, je ne cracherais pads dedans mais pour moi, le livre se suffisait à lui-même. Après, si plus et affinité, on essaiera de traiter du même sujet mais avec un peu plus d’émotions.

Deux mondes qui se rencontrent, la petite délinquance et la bourgeoisie et qui ne se côtoient pas, du moins en apparence car « chasser le naturel, il revient au galop ». N’est-ce pas ce que vous avez voulu notamment souligner dans cet album ?

Je ne sais pas ce que je voulais vraiment en fait, c’est le nœud de toutes les dramaturgies, de faire rencontrer des mondes qui ne doivent pas se rencontrer. En l’occurrence, ce n’est pas tout à fait vrai, parce que l’on se retrouve avec quelqu’un qui a une éducation classique et qui s’en va faire des études, ainsi que ces deux autres amis d’ailleurs, et les bourgeois sont comme les cochons, ils ont quand même des études, un vernis culturel, ils sont éduqués, classiquement certes. Et la gamine est également éduquée car l’autre lui a fait ses armes sur les arts, sur la manière d’apprécier les choses de valeurs. Aussi des philosophies qui sont plus les miennes que celles de l’autre milieu. Et l’idée était de faire rencontrer ces deux mondes et à un moment, la « sans racine » allait peut-être donner l’envie à un « enraciné » qui traine sa famille comme un boulet, de sortir de ce milieu. Et puis, c’est l’amour pour cette jeune fille qui l’initie à la chair. Et c’est ce truc qui n’est pas définissable, que l’on appelle l’amour. Et donc, c’était vraiment se faire rencontrer des choses et comment l’on pouvait tordre parce que, mine de rien, 68 est né de ça ! Ça été les grands bourgeois qui étaient dans les facs qui ont foutu la merde et à côté, il y avait les katangais qui étaient là pour faire de la guérilla et c’est un peu cette association à laquelle je donne un sentiment de non-retour. J’ai choisi pour Albert, ou en effet il brise les chaînes et il ne pourra retourner dans ce milieu. J’ai choisi pour lui qu’il allait choisir l’inégalisme.   

« La propriété, c’est le vol », une citation de Pierre-Joseph Proudhon, homme politique français considéré comme un précurseur de l’anarchisme, est rappelé en prologue de cet album. Pouvez-vous expliquer pourquoi vous avez tenu à mettre cette citation en avant.

Pour remettre tout dans le contexte, cette phrase de Proudhon concernant ces propriétaires, que l’on appellerait aujourd’hui, des marchands de sommeil, qui exploitaient la misère humaine en louant des taudis à des prix exorbitants. Dans cette formulation, c’était Proudhon et après, en extrapolant, j’ai créé Marius, un personnage où l’inconnu au bataillon, c’est moi qui pour le jeu de mots disait, « la propriété, c’est le viol, la résidence secondaire, c’est du vol aggravé » ! Alors, il y a un personnage qui est en filigrane, c’est Marius Jacob qui est l’inspirateur d’Arsène Lupin et qui était un anarchiste qui avait une communauté, avec une vision de clan, car il ne faut pas oublier qu’il nourrissait bon nombre de personnes avec ses larcins.

Quel titre ! Est-ce un clin d’œil au slogan « Sous les pavés, la plage » écrit au moment de mai 68, soir 6 ans après que vous situiez votre scénario ?

Oui, tout à fait !

Vous n’avez pas connu cette période-là, eu égard à votre statut de bébé en 1962. Pouvez-vous nous dire si vous avez interrogé vos aînés pour réaliser cet album !

Je n’ai aucun souvenir de cette période-là, j’étais totalement extérieur à ça car je vivais en province. Ayant fait les beaux-Arts quasiment dix ans après 68, j’ai eu des professeurs tels que Sauvageot qui avaient été actifs pendant cette période et qui n’ont pas manqué d’en faire état. Mais tout pour vous dire, ils m’ont plutôt fait ch… car ils n’appliquaient plus déjà ce qu’ils avaient revendiqué. L’anarchisme, le gauchisme s’exprimaient dans le vote mais pas forcément dans la vie de tous les jours. Ils ont été chiants comme tout le monde : peu de cours magistraux avec eux mais il y avait des restes, de la bonne bourgeoisie de gauche. Je suis issu de la faucille et du goupillon, d’un côté avec un grand père communiste avec sa femme, bonne du curé et de l’autre côté, c’était la même chose sauf que le grand-père était anarchiste. Je suis donc un peu le fils de ce truc-là. J’avais quand même un respect pour ces gens qui avaient foutu la m…. D’où on avait sorti quelques idées mais après quand on voit après ce qu’ils sont devenus. Je n’aime pas l’idée d’apostat, je n’aime pas les gens qui trahissent leurs trucs. Quand on change, bah au mieux, on ferme sa gueule pour faire oublier les conneries qu’on pense avoir dites ou le con qu’on est devenu.

La dominante de couleurs de cet album est le marron et le violet. Est-ce pour souligner le côté mélancolique, nostalgique du récit ou autre chose ?

La chose est que, redonnons à César ce qui appartient à César ! Il y a quelques années, David Prudhomme était en train de faire Noir et vif  et comme moi, on essaie, on essaie, de construire, de re-construire et il me montre chez Futuro, les planches et la mise en couleurs qu’il est en train de faire et me montre des couleurs que je trouve superbe et puis, il les sature et je lui dit, « mais c’est super, aussi » ! Et à la fin, il me dit « Et j’hésite avec ça » et il désature tout. À ce moment-là, on se retrouve avec des couleurs extrêmement pâles et je lui dis « Putain, mais c’est génial » ! « Mais oui, mais qu’est-ce que je choisis ? » Je l’ai laissé faire et il a finalement choisi des couleurs classiques. Et quand finalement, j’ai démarré ce bouquin, je me suis dit que j’allais essayer le désaturé. Le truc, c’est aussi le dessin qui induit ça enfin, c’est une perception que j’ai de la couleur. Il y a un grand maître qui m’a longtemps influencé, c’est Buzzelli, avec son dessin réaliste, très beau et… Sale ! Il faisait des hachures, il avait un trait de pinceau qui finissait en pinceau sec et quand il passait en couleurs, c’était la catastrophe ! D’abord, il n’était pas coloriste, avec des couleurs que l’on se demandait s’il ne faisait pas ça avec des fonds de pots. Il se trouve que son dessin était sale et que quand on met de la couleur derrière, le gris salit la couleur et j’ai été confronté à ça quand j’ai bossé avec des coloristes où en effet, la couleur fallait qu’elle apporte quelque chose au dessin où j’ai posé mes gris, mes spots pour travailler les zones d’ombre. Il faut donc que la couleur apporte une impression, un sentiment : chaque intérieur a sa propre couleur. Quand on est chez Albert, tout est vert, des maisons visitées, tout est bleu et quand on cambriole, tout est rouge. Je me disais qu’il fallait que je me serve de ces tons-là pour changer d’endroit. Là-dessus, je ne voulais pas surligner les choses et c’est la raison pour laquelle j’ai utilisé, par exemple, des roses pâles. Chaque couleur devait donner une indication de lieu et allait participer à une sorte d’ambiance. Je pense que ça ne va pas plaire à tout le monde mais je n’avais pas envie de faire du beau mais ces couleurs devaient donner une ambiance. Alors, il y a des gens qui me disent que j’ai épuré certains décors mais je n’ai pas l’impression. Je connais la vision globale malgré tout je suis un classique dans la narration, je reste un enfant d’Hergé, je l’assume !

Interview réalisée le 30 octobre 2021 dans le cadre du festival Quai des Bulles

Bernard Launois

 

 

 

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Rédigé par Bulles de Mantes

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Publié le 11 Décembre 2021

Tout est fort ! Un scénario haletant et angoissant rythmé par un dessin dynamique associé à des couleurs attachées à chaque lieu. On avait quitté Raven s’étant joué de Lady Darksee, prêt à faire cavalier seul pour récupérer le trésor perdu de Chickén Itza sur l’île de Morne au Diable. Le décor est planté et l’aventure peut continuer.

Sans dévoiler le dénouement de cet opus, pouvez-vous en raconter un peu plus ?

Oui, en fait j’ai une thématique que je traine dans cette histoire de Raven, c’est le prix de la liberté. Et donc, j’ai choisi de raconter une histoire de pirates pour expliquer en quoi je pense que la liberté est une belle idée mais qui a un coût très élevé et il faut savoir ce que ça veut dire, il faut savoir quel prix on est prêt à la payer. Je montre un personnage qui va passer par trois stades importants : le premier qui est l’insouciance d’une vie qui lui convient et d’une jeunesse qui lui permet de faire tout ce qu’il souhaite et qui est adapté à son environnement on peut dire mais avec un problème sous-jacent qui est, qu’il n’arrive pas à se faire à son univers. Il aime cet univers mais lui ne l’aime pas et il ne comprend pas pourquoi ! Et, dans le deuxième tome, je montre un affrontement tellurique entre deux pirates que tout oppose, un qui vit au jour le jour et qui n’est que spontanéité et intuition et romanesque et une autre qui est pragmatique, avec un projet clair, un pouvoir de projection évident. Qui sait parfaitement ce qu’elle veut et qui prendra les moyens pour les obtenir. Quelqu’un qui a des encrages et un qui n’en pas et la rencontre entre les deux est insupportable parce que Raven considère que cette femme ne profite pas du tout de la vie de pirate et que c’est une traitresse qui pactise avec les aristocrates et qui a donc des projets contraires même à la nature de la piraterie, qui a dit non à la société pour créer une alternative. Et pour Darksee, Raven est quelqu’un de compétent éventuellement mais qui ne fait rien de sa compétence, qui ne sert à rien à personne et qui n’a aucun intérêt, qui ne devrait pas exister. Or, je m’arrange pour qu’ils soient obligés de se fréquenter et de faire une aventure ensemble. Et pourquoi ? Parce que ça m’intéresse de voir, de faire faire cet itinéraire à Raven pour qu’il comprenne pourquoi ça foire ! Pourquoi, il est toujours celui qui se retrouve seul, rejeté par les autres. Qui, au final commence des aventures, même extraordinaires et qui au final, termine tout seul sur une chaloupe ou sur un radeau selon les circonstances.

Il finit par devenir sympathique, en fait.

Parce qu’il se bat beaucoup ! Il y met de l’énergie et c’est une ode à la vitalité, en fait. C’est-à-dire que toute cette histoire montre qu’est-ce que c’est qu’une vie sans lendemain dans lequel le jour fait l’essentiel du travail. Et donc, on voit les choses de manière très différente et j’aime bien mettre en scène, ça. J’aime bien monter l’agacement des gens qui construisent face à des gens qui sont inconstants et inconséquents parce que c’est infernal et qu’il n’y a rien de pire qu’une compétence mal utilisée et mal employée et j’aime bien cette idée de mouche du coche que Raven fait en permanence pour prouver sans arrêt à Darksee qu’il est capable, qu’il mérite le respect. Et elle n’en a rien à faire de respecter Raven, elle a un projet et juste il l’emmerde ! Ce n’est pas possible, il va falloir qu’il sorte de sa vie et lui reviendra éternellement tant qu’elle n’aura pas reconnu l’intérêt, le respect et l’attention.

Un moment, dans cet opus, on avait l’impression qu’ils allaient faire quelque chose ensemble.

Il y a un vrai moment de complicité parce qu’ils ont un projet et c’est un indice que moi je mets quand je raconte cette histoire qui m’amuse. Et je mets un certain nombre d’indices pour expliquer quel vont être le trajet pour que Raven comprenne pourquoi ça ne marche jamais, pourquoi il n’y arrive pas. Il y a une rivalité directe avec Darksee qui ne va pas forcément mal se passer pour lui dans ce tome 2 mais il n’en tirera pas grand-chose finalement. Et, encore une fois, sa compétence aura été mal employée. Et lui, il ne comprend pas avec pourquoi une telle débauche d’énergie et de capacité ne l’amène absolument pas à voir ce qu’elle a, à savoir un équipage, un navire. J’aime bien cette espèce de proposition de mettre en scène ces gens à la vitalité exacerbée avec un mélange d’idéo et de sur-gourmandise de vie, confronté à la brutalité d’une vie dans laquelle ils ont été projetés car c’est vrai qu’ils ne l’ont pas choisi. Le pirate ne nait pas par choix. Il a été catapulté là parce qu’on l’a vendu, on l’a arrêté, on l’a déporté, il a été enrôlé de force et qu’il s’en est échappé. Enfin bref, ça n’a jamais été simple et quand il sort là, c’est qu’ils ne peuvent pas être ailleurs. Très pragmatiquement, ils ne peuvent retourner nulle part. Donc, il va falloir vivre comme ça et il se réinvente des individualités, des sur-compétences pour avoir mérité de participer à quelque chose, de faire partie d’un groupe. D’ailleurs sur le terrain, c’étaient des gens assez étonnants. Mais pour deux raisons d’abord, ils voulaient mériter le droit de vivre mais de faire partie de quelque chose et ensuite, je pense qu’il y avait un désir de revanche assez marqué contre les sociétés qui les avaient chassées en disant « vous m’avez mal parlé, je ne suis pas le gros nul que vous pensez et maintenant vous allez voir, vous allez comprendre.

On a toujours besoin d’un plus petit que soi. Ne pourrait-elle pas être la devise de Raven au contact d’Arthur, le jeune garçon ?

Oui, oui ! Alors, puisqu’il y a toujours un côté infantile dans les énergies développées par les pirates. Pourquoi ? Parce qu’ils ne vivent que l’instant et la beauté du geste. Ils ne sont pas dans la construction, dans l’épargne ou dans bâtir une maison, bâtir une famille. Ils sont dans l’idée, ensemble on va faire des trucs, vivons des choses et essayons de monter que l’on en ait capable et que l’on n’a pas peur et que l’on mérite d’être respecté et qu’on a sa place dans la famille, quelque part. Et donc, les enfants et les pirates communiquent très bien. Pour moi, c’est quelque chose d’intuitif et ça m’amuse de voir ces espèces de chicaneries entre Raven et Arthur, qui explique à Arthur qu’il faut qu’il arrête de jouer les gros bras parce que dès l’instant où il a un problème, les autres le résolvent pour lui, ce qui fait

partie de la thématique de Raven qui est que, que l’on soit un homme ou une femme, on doit se démerder et ne dépendre de personne et que c’est comme cela que l’on gagne la liberté. Arthur va lui prouver, du coup, que ce n’est pas vrai du tout et qu’il est capable de s’en sortir et donc, il va relever le gant.  Et c’est pour ça qu’il y a une petite histoire qui se passe entre eux et moi, j’assimile le fait que dans le tome 3. Raven va être confronté au fond du fond de sa mythologie en fait et qui est, si je suis mon dogme et si je suis mes idées, je serai forcément en opposition avec le groupe et donc, je devrai sacrifier le groupe à mes idées. Et pour quelqu’un qui en pâtit, et qui estime agir avec une éthique et avec ce qui lui paraît être juste, comme il fait dans la première scène. La première scène du tome 1, il attaque un navire parce que ce sont des vilains espagnols qui ont pillé les richesses d’Amérique du sud sauf qu’il y a une jeune fille là-dedans qui va se faire repasser par l’intégralité de l’équipage pirate et ça, ce n’est pas tolérable. Donc, en une seconde, il protège la fille et se retourne contre tout l’équipage, de ses alliés avec lesquels il avait mené la campagne, ça ce n’est pas tolérable. C’est quelque chose qui est inacceptable par un groupe et donc il va donc se mettre tout le monde à dos alors qu’il a sauvé une jeune fille et que vu de l’extérieur, on va considérer qu’il avait raison de ce qu’il a fait. Et, c’est toujours ma question sous-jacente qui est, quand on fait partie d’un groupe, il faut savoir mettre un petit peu son éthique personnelle de côté parce que celle du groupe passe devant.  Et la fidélité au groupe est une valeur qui est très belle et qui est moins facile à tenir, entre guillemets, du point de vue personnel que de faire toujours tout à sa façon mais si on veut bénéficier du groupe, et si on veut faire partie d’un groupe, c’est quand même quelque chose d’intuitivement puissant et de viscéral chez tout le monde. Eh bien, il y a un prix à payer et il faut le savoir.

On est toujours plus fort lorsqu’on est en groupe

Bien sûr, et on le sait tous, c’est une condition de survie. Et j’aime ce moment où les idéologies des individus se fracassent contre la réalité communautaire. Une communauté qui va construire ensemble et il va falloir accepter que l’intérêt commun passe devant l’intérêt individuel et donc, même chez les pirates, c’est quelque chose qui fait sens. Et j’aime bien parler de ça !

Pouvez-vous nous décrire vos méthodes de travail, tout d’abord au niveau du scénario, storyboard, que du dessin crayonnés, encrage mais aussi mise en couleurs ?

C’est construit comme une fable, je raconte vraiment une petite parabole sur des comportements humains et c’est pour ça que je suis retourné vers les pirates parce que je voulais parler du prix de la liberté. J’ai construit mon histoire en 3 volets : l’état des lieux, où en est ce personnage, qu’est-ce qui marche chez lui ce qui ne marche pas. J’ai créé ma dramaturgie là-dessus. J’avais besoin de mes 3 pôles : du personnage protagoniste, sa Némésis qui est en fait, tout ce qu’il n’est pas et une reconstitution d’une société organisée et donc, qui a tout sacrifié au collectif. J’ai donc mis ces 3 pôles dans un lieu qui ne leur est familier à aucun et je vois comment chacun de ces systèmes peut cohabiter, s’affronter ou affronter un problème commun qui est la survie dans ce lieu et le fait qu’ils sont des envahisseurs dans une ile qui ne veut pas d’eux.

J’ai donc créé ma fable n°1 en présentant les protagonistes, la mission. Pour le 2, j’avais besoin d’avoir un duel entre Némésis et Raven pour savoir s’ils arrivaient à se supporter devant l’adversité. Le fait qu’il y est un objectif commun rend naturel que la collaboration va donner davantage de chance de succès et c’est la beauté de l’affaire. J’assimile progressivement le fait que Raven va devoir accepter l’idée que le groupe a raison sur lui. Et donc, je vais le mener très loin dans le 3 puisqu’il va falloir qu’il choisisse de faire seul ou avec les autres et qu’il aille au bout de sa logique.

Choisir, c’est renoncer ! J’aime l’idée que l’on a nos programmes pour réagir, ce qui nous paraît bien, logique… Mais l’apprentissage ne s’arrête jamais ! Nous sommes des paresseux et il faut être confronté à des situations inhabituelles pour que l’énergie à se sortir de l’inconfort soit légitime à ce moment-là et, tout d’un coup, faire le saut que l’on n’aurait fait en terrain habituel.

Sortir de sa zone de confort ? Exactement et là, il va le faire !

Et pour le dessin ?  Pour les couvertures, je vais avoir une tonalité différente par rapport à l’intensité du chapitre, c’est quelque chose qui est important pour moi. Je commence dans les froids, je continue dans les chauds et je vais carrément terminer dans le tumulte dans le 3ème tome qui va s’appeler Furie parce que là, c’est toutes les personnes qui vont aller au bout d’elle-même, etc. Il y a un code chromatique qui va avec la nature de l’émotion traitée. J’accorde aussi de plus en plus de l’importance à ce que j’appelle l’incarnation : aller de moins en moins dans l’ellipse pour aller de plus en plus dans la scène, ce que provoque la scène, le conflit de la scène et il y a la conséquence de la scène, ce que j’appelle la question de sortie qui est le moment où on avait un état de départ, un conflit interne de milieu de scène, faut faire un choix. Ce choix vous amène vers une nouvelle conséquence qui pose une nouvelle question en fin de scène.

J’aime ce moment où l’on traite de la conséquence humaine et là, je suis obligé d’aller très vite dans mon format parce que j’ai 54 pages, énormément d’action et je trouve qu’en développement interpersonnel, j’ai la substance et je veux la montrer. Je suis maintenant en train de travailler, c’est vraiment de la tuyauterie, de telle manière à montrer ce rapport interpersonnel où le personnage va réagir émotionnellement à la conséquence de ses choix mais pas uniquement factuellement. Ça prend un peu de place mais c’est chouette, c’est là je pense que le lecteur ou spectateur, je suis comme ça, ont créé le lien magique. C’est là où l’attachement au personnage devient très fort. C’est pour ça que dans la bd, on appelle nouvelle bd ou plus contemporaine, on minimise l’action au profit de la réaction interpersonnelle. Parce que, du coup, on créer un attachement viscéral à la psyché du personnage et l’action est moins efficace pour créer le lien que la réaction émotionnelle ou affective à l’action elle-même, même si elle est traitée. Voilà, moi j’ai besoin de cette action, j’ai besoin de confronter mes personnages aux périls pour qu’ils se transfigurent mais je ne veux pas faire l’impasse complète sur l’interpersonnel et sa conséquence.

Quand on lit cette série, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle va servir de support à la réalisation d’un film, qu’en pensez-vous ?

Ah, disons que je n’ai jamais pu faire vraiment la différence entre les médias, sachant que et c’est ça que j’aime, que ce soit ce que je lis, j’écoute, je regarde un film ou une bande dessinée, ça finit par faire une espèce d’image dans ma tête, de sensation globale et chacun a ses moyens. Et oui, il y aurait moyen à faire du cinéma avec Raven parce que la nature des émotions est très cinématographique mais je sais aussi que la logistique du cinéma demande à ce que l’on soit à l’aise en communauté et il faut savoir gérer les affaires de groupe : les affaires de politique, de financement, de séduction et c’est dur ! J’ai côtoyé ce milieu, il faut être armé pour ça et ce n’est pas quelque chose dans lequel je suis… Je trouve les couleuvres assez rudes, je trouve cette guerre assez féroce et c’est la force du projet qui rend l’affaire légitime. Toujours est-il que je n’irai pas la fleur au fusil dans cette expérience.

Interview réalisée le 30 octobre 2021 dans le cadre du festival Quai des Bulles

Bernard Launois

 

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Rédigé par Bulles de Mantes

Publié dans #Interviews

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Publié le 4 Décembre 2021

Interview Thierry Martin, un forçat du dessin !

Quai des bulles fait partie des festivals où les toutes les conditions sont réunies pour s’adonner aux interviews. Cette année, j’ai eu plaisir notamment à rencontrer Thierry Martin pour son album Mickey et les mille Pat, réalisé avec le scénariste Jean-Luc Cornette et plus généralement revenir sur ses méthodes de travail.

Comment avez-vous été approché pour intégrer cette belle série Disney by Glénat ?

C’est nous qui avons fait la démarche. On est allé voir GLENAT mais ça été un peu alambiqué comme parcours. Quand la série a commencé, je n’étais pas dans l’idée de vouloir absolument faire un Mickey. D’abord, je ne m’en sentais pas forcément légitime. Je ne suis pas forcément un auteur très connu, qui vend beaucoup. Ceux qui étaient déjà sorties, il y avait déjà un nom et je me disais, je ne vais pas préparer un dossier si ça se trouve, pour rien. Et puis, un soir au festival d’Angoulême, un auteur me dit que j’en ferais un bien, de Mickey. Ça m’a trotté dans la tête et et j’ai commencé à en dessiner et je me suis aperçu que ça venait plutôt facilement. Je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose à faire et sauf, que si je faisais un Mickey, il devait impérativement se situer au Moyen-âge. Le travail sur le Roman de Renart que j’avais fait, je voulais aller plus loin dans cette démarche et aussi l’occasion de faire pleinement un hommage à ce qui m’a donné envie de faire de la bd, en l’occurrence les Johan et Pirlouit.  J’ai posé quelques dessins sur le net et ça a bien réagi. Entre temps, on est allé à un super festival en Guyane notamment avec Keramidas et Jean-Luc Cornette avec lesquels j’ai bien sympathisé. En rentrant, Jean-Luc me contacte pour me dire qu’il avait dormi chez l’éditeur qui s’occupe de la collection et Jean-Luc voulait en faire un. L’éditeur lui a dit que s’il trouvait un dessinateur pour en faire un qui soit à la hauteur, pourquoi pas ? On a donc décidé de tenter le truc à deux. J’ai indiqué à Jean-Luc mon souhait de faire un album qui se situerait dans le Moyen-Âge. Ça a mis un petit bout de temps à se débloquer et pour le faire court, tout le monde était au courant que j’allais en faire un sauf moi ! Puis, une fois partie, planche d’essai, présentation de projet !

 C’est bien quand même, quand on voit cette belle pléiade d’auteurs qui ont déjà participé à l’aventure.

J’en suis très content ! En même temps, c’était l’occasion d’avoir un coup de projecteur sur mon travail car il y a quand même 5 à 7 000 albums par an et les chances sont assez minces d’être un petit peu vu. On fait aussi un peu ça pour ça. Là, il y avait le deux en un, le plaisir d’en faire un, de plus un Moyen-Âge et puis un coup de projecteur sur mon travail.

Disney est quand même emblématique et je suppose qu’autour de vous, on a été plutôt content ?

Tout à fait, d’autant plus que j’avais déjà fait un Batman. Sauf que là, ce n’était pas calculé !

Quel est votre rapport avec Mickey et plus généralement avec l’œuvre de Disney ?

En fait, je n’ai pas un grand grand rapport avec Mickey, dans le sens où je ne lisais pas forcément Mickey magazine quand j’étais petit. Je connaissais Mickey, j’en feuilletais mais c’était plus Spirou ou Tintin. Mais par contre, c’est peut-être plus dans l’animation. Ayant travaillé dans l’animation, je suis plus le travail de Disney dans l’animation et notamment un épisode de Mickey qu’on peut voir sur le net, Mickey, le brave petit tailleur. 15’ d’animation hyper joyeuse et visuellement, je ne peux que faire encore le lien avec Johan et Pirlouit, en fait j’aime bien le Moyen-Âge. Tout simplement ça ! C’est plus donc un rapport avec l’animation qu’avec la bande dessinée.

Il y a un petit côté Fantasia dans cette bd, avez-vous le sentiment d’avoir été influencé ?

Oui, oui !

Ces multiplications des balais que l’on pourrait rapprocher de la multiplication des Pat Hibulaire, des Minnie…

C’est aussi un clin d’œil aux Schtroumpfs et on revient à Johan et Pirlouit. Je retourne toujours sur mes pattes, sur mes mille pattes (rires). Une fois que nous avons mis en place notre synopsis, j’ai peut-être été un peu chiant au départ car je voulais le faire un peu pour me faire plaisir aussi et Jean-Luc a été très à l’écoute. Donc, on a eu beaucoup d’échanges sur quoi faire, ce qu’il se passe dans l’aventure, etc. Puis, une fois que tout a été établi, après plusieurs synopsis, il a fait son histoire. J’ai découvert la multiplication des Minnie, clin d’œil à Fantasia. Même le début de l’histoire est un clin d’œil à Blanche Neige. Ça, c’est le seul petit retour que nous avons eu de Disney : Minnie qui arrive dans une maison et qui décide de faire ménage en cette période Metoo, c’est pas terrible ! En même temps, c’est juste un clin d’œil à Blanche neige. Mais bon, on a dû modifier quelques passages, au niveau du scénario. Donc, ce n’est pas dans la maison d’un inconnu et pour le coup, ça passe mieux.

Ça ne vous pas inquiéter, lorsque vous avez reçu le scénario, d’avoir à dessiner un nombre incommensurable de Minnie ?

Non, au contraire, il faut que ça bouge, que ça fourmille. Et j’ai dit à l’éditeur que je n’en ferai qu’un, car je crois que je vais sortir épuisé du truc. Bon, j’ai mis un peu de temps quand même. En fait, je voulais faire quelque chose de très généreux. Je ne sais pas si j’aurai l’occasion d’en faire un deuxième. Je ne voulais pas faire 46 pages, tant que l’histoire me permet de développer et bien je vais développer. Et puis je voulais, là pour le coup, je n’ai plus la mémoire si les Johan et Pirlouit étaient sur douze cases comme ça, mais là les Mickey, les premiers de Gottfredson, c’est plusieurs cases par pages. Je voulais rentrer dans ce côté un peu « Old school » de la bd et jouer avec cette dynamique-là. Développer des scènes, se rapprocher de l’animation. Il y a des scènes là-dedans où le personnage, on le voit rarement bouger, presque. Après qu’il y ait un maximum de personnages, j’aurai plus en mettre plus mais à un moment donné, je me suis dit qu’il fallait peut-être un peu se calmer.

Avez-vous beaucoup d’aller-retour entre vous deux ?

En fait, avec Jean-Luc, ça c’est super bien passé, un vrai plaisir ! Comme je papillonnais sur d’autres projets aussi en même temps, j’ai pris un peu de retard et quand je faisais mon story-board, parce que j’avais discuté avec l’éditeur de mon intention de le réaliser mon story-board d’une seule traite avant de me lancer. Il se trouve qu’il y avait quatre chapitres et j’ai donc réalisé pour chaque chapitre, un story-board complet. Et comme j’avais mis du temps entre le moment où il avait écrit son histoire et ma réalisation que je lui envoyais, il avait presque oublié ce qu’il avait écrit et il découvrait en story-board. Et du coup, il était content de ses vannes, parce que ça marchait bien et effectivement, s’il y avait eu des choses qui l’auraient dérangé, je n’ai pas souvenir que l’on ait changé grand-chose.

Alors, est-ce que cela correspond avec la période du dernier souffle, est-ce la période où vous faisiez, journellement, un dessin publié sur Instagram ?

Eh oui ! Le dernier souffle est né d’une frustration de faire Mickey, en fait dans la façon de travailler Mickey. Il se trouve que parce que l’on pouvait avoir quand même des contraintes avec Disney, nous avions convenu avec l’éditeur, d’envoyer une bonne partie crayonnée pendant que eux, dans l’attente de leurs réponses, je pouvais avancer sur autre chose. Il se trouve que je suis un dessinateur qui aime bien dessiner et encrer tout de suite, ne serait-ce que pour ne pas avoir de routine. Comme c’était difficile pour moi, de cette frustration-là, je me suis dit qu’après avoir fait du crayonné toute la journée, je vais faire un truc où j’encre de suite.

C’est un truc de fou, ça aussi ?

Non, je dis toujours qu’il y a deux sortes de dessinateur : celui qui fait son travail jusqu’à dix-huit heures puis, il oublie totalement ce qu’il a fait et il passe autre chose et puis, il y a le dessinateur compulsif qui n’arrête jamais. Pour moi, je crois que c’est le deuxième cas. En fait, j’avais besoin de me lâcher dans une exigence graphique et narrative et donc avec les contraintes que je me suis fixé.

Je suis toujours admiratif devant la capacité de certains dessinateurs de changer radicalement de style comme de passer de l’univers de Mickey à celui du Dernier souffle.

Ce qui m’a servi pendant pas mal d’années, c’est le travail dans l’animation où l’on faisait des story-boards et où l’on apprend à travailler dans différents styles. Après, ce n’est que des volumes. Mickey, ça m’est venu assez naturellement. Le dernier souffle, c’est un défi, je vais voir où ça va m’amener mais, il y a un point commun entre tout ce que je fais dans tous ces différents styles, là où j’attache beaucoup d’importance, c’est la narration en fait. Quand je parlais de Peyo tout à l’heure, ce j’ai appris dans son univers, quand j’étais enfant, je ne lisais pas les bd de Johan et Pirlouit, je les regardais et c’est comme ça que je rentrai dans l’histoire.  C’est quelque chose qui m’a énormément marqué. Je regardais également les films de Chaplin, j’ai connu les films noir et blanc, les films muets et j’aimais ça. Buster Keaton après, le rapport à l’image sans dialogue ou sans texte est quelque chose qui me passionne vraiment parce que c’est la première approche visuellement d’une histoire. Après tout le reste, le texte, le dialogue sont des informations supplémentaires qui enrichissent l’histoire, lui donne du fond. Mon travail dans l’animation a aussi permis ça, quand on fait des story-boards pour les enfants, on apprend à être très clair parce que l’enfant voit l’image en une seconde. Il faut qu’en une seconde, il faut qu’il ait capté qui est qui et qui va où. Pour le coup, quand j’étais sur ces deux projets, cela ne m’a pas posé d’effort particulier. Si j’ai un talent, c’est celui-là, celui de visualiser rapidement une scène pour la mettre en image. Après, effectivement le dessin, c’est du travail : on fait, on refait, on recommence. Et là, sur Le dernier souffle, je me suis dit, je ne le refais pas ! C’est un premier jet et un jet unique. En acceptant cette idée-là, c’est-à-dire que j’ai tendance à refaire mes planches et là, ça a duré plus de deux cents jours. Aujourd’hui, sur une telle expérience comme ça, je ne le referai pas parce qu’en fait, ça m’a fait un choix de travail, de projet pour le futur. Au niveau médium bd, je pense qu’il y a encore beaucoup de choses à explorer.

S’il fallait choisir parmi les dessinateurs emblématiques de chez Disney, tels que Floyd Gottfredson, Romano Scarpa, Carl Barks ou que sais-je encore ?

Le premier, Floyd Gottfredson, dont je me sens le plus proche.

Après Mickey, Batman, the world collectif, vos collaborations sur des personnages emblématiques en verront-ils d’autres ?

Je ne peux rien dire, (rires) ! Sinon, j’ai actuellement un projet pour Fluide Glacial autour d’un cow-boy qui s’appelle Jerry Alone qui est un peu mon alter égo et où je raconte mon rapport à la paternité, de façon plus ou moins humoristique.

J’aurai voulu revenir sur vos diversions sur les enveloppes qui ont donné lieu à de forts belles expos, à commencer par celles de Quai des Bulles en 2019, qui a remporté un franc succès. Continuez-vous toujours à vous adonner à cette activité ?

C’est Vince qui a commencé à faire des pin-ups sur des enveloppes et j’ai trouvé ça trop génial ! La première fois que j’ai rencontré Vince dans un festival, j’étais venu avec une enveloppe pour qu’il m’en fasse une et de là, je me suis amusé à en faire comme ça. J’ai trouvé que c’était intéressant de travailler sur des objets que l’on jette à la poubelle et là, tu lui donnes une sorte de valeurs en la dessinant. A force d’en faire et toujours avec mon rapport avec la narration, je me suis dit qu’avec les enveloppes qui avait une fenêtre, ce serait intéressant de jouer avec. De là, j’ai commencé à partir en vrille. Je faisais ça aussi le soir quand j’étais un peu fatigué de ma journée, je me disais : « tiens, je vais me défouler avec une petite pin-up ». Alors des fois, c’est inspiré par le style d’enveloppe, des fois, c’est totalement gratuit, simplement un désir de dessin. C’est au festival d’Amiens que l’on a organisé une exposition où une vingtaine d’auteurs devaient raconter une histoire sur trois enveloppes et de là, a germé l’idée d’aller plus loin avec ça.

Mais avec tout ça, vous arrivez à avoir une vie de famille ?

Bah oui, ce qui est rassurant pour mes enfants, c’est qu’ils savent toujours où je suis ! Ils rentrent dans mon bureau, je suis là ! C’est vrai que des fois, j’ai un peu pourri des vacances mais, je m’en occupe, j’ai pris le temps de jouer avec eux, les emmener à l’école. J’ai fait ça aussi, de travailler à la maison, car quand j’étais en studio, je n’ai pas vu grandir mon ainé et j’ai décidé pour les jumeaux, de travailler à la maison pour en profiter. On n’est pas parti souvent ensemble en vacances mais on a été quand même souvent ensemble !

Interview réalisé par Bernard Launois à l’occasion de Quai des Bulles 2021

Bernard Launois

 

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Publié le 4 Mars 2020

FIBD 2020 : Entretien avec Fred Vignaux, le nouveau dessinateur de THORGAL

Retrouver Fred Vignaux, après la réalisation du tome 37 de Thorgal, L’ermite de Skellingar, son premier album de cette série mythique et alors qu’il travaille sur le tome 38, était l’occasion de faire le point, de recueillir ses impressions sur cette collaboration à 4, tout d’abord Grzegorz Rosinski le créateur, Yann le nouveau scénariste et le coloriste Gaétan Georges.

Alors, selon vous, avec L’ermite de Skellingar, le scénariste Yann vous a-t-il proposé un album de scénariste, avec beaucoup de cases ou un album, laissant la part belle au dessin ? En fait, c’est un petit peu les deux choses. La première partie est un peu plus dense, et la seconde partie, au moment où Thorgal commence à aborder les rivages de Skellingar, c’est beaucoup plus des paysages, c’est beaucoup plus lent, plus contemplatif. Comme disait Van Hamme à Rosinski, « cet album c’est un album de scénariste, cet album c’est un album de dessinateur », Là, il m’a fait quelque chose, justement, qui est pas mal, qui propose les deux choses. Le début est un petit peu plus verbeux parce qu’il faut présenter l’histoire.

Je l’ai vu également dans d’autres articles, que le scénariste Yann t’avais un peu testé dans le Kriss de Valnor en te présentant plusieurs scénarios, plusieurs pistes et que tu avais choisi des pistes, qui du coup pour cet album, lui ont permis d’aller dans ce qui te ressemble le plus. Oui, c’est exactement ça, Parce que c’était une première collaboration, il est assez malin, c’était une façon habile de tester mes goûts pour l’avenir de notre collaboration. Il a fait une trame principale et un certain moment il a proposé des scènes alternatives et Moi, je ne sais pas pourquoi, j’ai choisi plutôt ces scènes alternatives. Il a remodelé le scénario, et c’est quelque chose au final qui me ravit. Du coup, sur celui qu’on est en train de faire, il a fait mouche tout de suite. C’est une façon très, très maline de cerner un petit peu ses collaborateurs.

Les allers et retours s’effectuent de quelle manière ? Il t’envoie plusieurs pages, comment ça se passe ? Pas beaucoup d’allers et retours, mais un gros aller au restaurant. On parle de ce que l’on veut raconter, de nos différentes envies et lui ensuite, il rédige un gros chemin de fer. Et à partir de là, on voit si c’est vraiment ce que l’on peut raconter. Il y a encore un petit aller retour de remarque, et une fois qu’on est d’accord sur ce chemin de faire, il fait toute la partie technique du synopsis et du découpage, en cases, page, dialogue.

Est-ce qu’il y a une intervention de l’éditeur ? L’éditeur intervient à deux moments : au niveau du chemin de fer pour voir s’il y a une cohérence, c’est du Thorgal et c’est une chose qui est attendue par les lecteurs. Il y a donc un véritable enjeu et c’est normal que l’éditeur ait son mot à dire. Et après, une fois que l’on a fait le story board.

À l’étape du découpage, pas forcément trop mais c’est vraiment au niveau du story board que je donne une 1ère fois à Yann pour s’assurer que l’on va bien raconter la même chose, si nous sommes bien raccord, lui avec le scénario, moi avec le dessin. À partir de ce moment-là, je la diffuse à tout le monde à Grzegorz,  Piotr et à l’éditeur. Et là, si quelqu’un a quelque chose à dire à ce moment-là, on rectifie, on réajuste. Mais après, je me lance dans la partie dessin.

Est-ce que là, tu as été obligé de réajuster ? Là, j’en suis encore à cette partie-là j’ai fait une dizaine de planches et je viens de boucler intégralement le story board, pour le prochain tome.

Et pour ce tome déjà paru ? Pour le précédent, on n’a pas eu trop de soucis, on s’est aventuré et on a fait mouche d’entrée, on n’a pas eu trop de remarques.

Et pour le dessin ? Alors, le dessin puisqu’on aborde cette partie-là, j’ai fait ça en deux parties, j’ai fait d’abord une vingtaine de planches. Je suis allé chez Grzegorz, en Suisse. Il m’a fait part de ses remarques, il a redessiné dessus sur certains endroits. Et moi, je suis revenu chez moi, j’ai modifié en fonction de la manière dont j’ai interprété ses remarques afin que je le fasse à ma façon. Pour la deuxième partie, j’y suis allé en mai juin où on a mis le point final à l’album, tout en discutant, en corrigeant.

Finalement, y a-t-il beaucoup d’appréhension dans le train lorsqu’on rend chez Rosinski ? Je pense que pour un dessinateur, on met un an pour faire un album pareil, on ne peut pas vivre tous les jours avec de l’appréhension. Donc je pense que, rétrospectivement, il y a un peu d’appréhension sur les premières pages pour savoir si j’étais bien dans le ton. Je sortais de Kris de Valnor et il fallait que je réajuste un petit peu le trait, mais pas tant que ça. Pour les premières planches, il y a eu un petit flottement mais ça été très passager.

Alors, j’ai fait un petit sondage auprès des gens que je connais qui sont amoureux de la série Thorgal et franchement ils ont trouvé que cette album était excellent tant au niveau scénario que du dessin. Ah bah, c’est super !

Le scénario est fluide, il y a, à la fois une continuité dans la série et à la fois, un style nouveau. Pout les lecteurs de la 1ère génération, ils se retrouvent assurément plus dans celui-ci plutôt que dans les cinq, six derniers albums. Alors, la petite anecdote amusante, c’est quand je faisais le Thorgal et que j’étais encore sur les dédicaces de Kris de Valnor, justement par rapport à cette appréhension, je sentais que les gens avaient envie de me demander quelque chose. Alors, je levais mon regard et immanquablement, les gens me demandaient : « alors, qu’est-ce que ça fait de reprendre un Thorgal, vous n’avez pas d’appréhension ? ». Je répondais alors que quand je suis chez moi, tout va très bien mais c’est quand je vous rencontre que je me demande s’il ne faudrait pas que j’ai un petit peu d’appréhension.

Je suppose que bon nombre de journalistes t’ont posé le même genre de question. Maintenant, ce qui est rassurant, c’est que l’on soit venu te chercher. Psychologiquement, il y a une certaine légitimité. Logiquement, c’est plus facile à appréhender même si jamais rien n’est acquis ! Il faut gagner ses galons ! J’ai un dessin, comme celui de Grzegorz, qui est tributaire de mes états d’âme, de mon humeur. J’ai un dessin qui n’est pas figé et qui peut donc fluctuer en fonction de la journée, de ce qui passé. Comme lui, au cours de sa vie, son (Grzegorz) style a totalement évolué.

Avez-vous délaissé le numérique au profit des crayons et des encrages pour cet album, come vous l’aviez envisagé l’année dernière ? Au final, oui ! Je ne sais pas ce que j’avais dit lors de notre dernier entretien. J’avais dit que j’allais essayer de revenir au traditionnel, j’ai commencé les premières planches en traditionnel et après, j’ai été rattrapé par le cours du temps et je me suis dit, si on veut faire un bel album, je ne change pas tout de suite mes habitudes. Je vais me conforter un peu dans le dessin en essayant de me stabiliser dans le dessin du Thorgal qui est finalement une nouvelle chose par rapport à celui de Kris de Valnor. Sur Thorgal, il fallait un peu plus serrer les vis.

N’y a-t-il pas eu non plus, une histoire de timing ? Ce sont des bd qui sont très riches graphiquement. C’est un dessin assez fouillé. Moi, j’appelle ça, un dessin touffu, avec plein de petits traits. Et au final, une année pour sortir un album, c’est un travail assez dur, assez long. C’est chronophage et du coup, c’est vrai que l’outil numérique facilite grandement les choses en termes de rapidité. Après, ça ne m’empêche pas, certaines parties de les faire en traditionnel mais le reste, c’est en numérique. De plus, il ne faut pas oublier que je fais les couvertures de La sagesse des mythes chez Glénat, sans parler de quelques petits trucs en parallèle. En fait, c’est des journées vraiment complètes.

Au delà de ça, repasser au traditionnel, ce serait modifier ses habitudes de travail. Il y aura donc forcément un petit temps d’adaptation et clairement, je ne l’ai pas actuellement.

Peut-être, comme nous l’avions déjà évoqué, la possibilité d’avoir du matériel pour être exposé en musée, en galerie, de vendre des originaux... Alors après, il y a une grande question dans le milieu des auteurs qui émerge, c’est qu’il y en a énormément qui sont en numérique et se pose alors la légitimité d’essayer d’instaurer un statut pour l’original numérique. Ça va peut-être se faire petit à petit puisque qu’il y a de plus en plus d’autre qui bossent en numérique.

Il n’empêche que se pose le problème de s’assurer que ce tirage est vraiment unique. Il y aura peut-être quelque chose de contractuel à faire, c’est à fouiller.

Ne pas s’occuper des couleurs de cet album n’a-t-il pas été une frustration pour vous ? Oui et non. Oui, parce que, lorsque je pense un dessin, je le pense en couleurs et du coup, je pose mes noirs en pensant aux couleurs. D’ailleurs, une fois que j’ai terminé mes planches, je fais un petit document que j’appelle la bible graphique que je donne à Gaëtan (le coloriste). Après, il en fait ce qu’il veut, compte tenu de sa propre sensibilité, il voit si ça lui sert ou pas. Donc, petite frustration mais en contrepartie, sur les couvertures de La sagesse des mythes où je peux m’exprimer sur de la peinture, de la couleur, etc. Oui, mais en même temps, je ne pourrais pas le faire en terme de temps. Enfin, pour être honnête, Gaëtan fait un superbe boulot.

Finalement, entre Yann, Grzegorz, Gaëtan et l’éditeur, tu te retrouves au centre, à gérer tout le monde. Quelle responsabilité ! On en revient toujours à la responsabilité ! On n’est pas totalement l’homme-orchestre, il y’a Yann qui fait plein de choses mais effectivement, la partie graphique m’incombe, c’est de ma responsabilité. Et puis, il y a un lourd héritage en terme de couleurs, au niveau du Thorgal. Quand on passe après les couleurs directes de Grzegorz...

Justement, on est revenu aux couleurs des premiers albums... Alors, pas totalement ! Parce qu’il y a un petit modelé. On a fait en sorte de faire quelque chose entre les deux parce que le lecteur de Thorgal s’habitue à avoir une certaine richesse et un foisonnement dans les couleurs. Même, au niveau des textures, de pleins de choses, ce que je n’aurai pas pu faire si on avait adopté les couleurs des premiers tomes.

Bien sûr, mais la technique des premiers albums reposaient sur les aplats. Nous avons donc essayé de faire quelque chose, entre les deux.

Ma question concernait plus les teintes car j’ai le sentiment que l’on est plus proche des premiers. Exactement !

Effectivement, avec la richesse à la fois, du numérique qui permet d’avoir une densité dans la couleur... C’est tout à fait ça ! Les couleurs de Gaëtan ont vraiment une vibration très particulière. C’est, en même temps, un travail qui lui est très personnel mais également qui s’inscrit dans la lignée de couleurs qu’ont été faites par le passé. C’est vrai que l’outil numérique permet une plus grande variété au niveau des teintes même, si on reste dans l’ambiance des débuts, on a quand même de la richesse. Et cette richesse, c’est ce qui permet de faire l’analogie avec les dernières couleurs de Grzegorz, sur les précédents albums.

Il y a effectivement de la cohérence. Si on le ressent, alors c’est très bien, c’est ce que l’on a voulu faire !

As-tu un ordre d’idée du lectorat de Thorgal, peut-être au travers des dédicaces ? Les dédicaces, c’est biaisé. Pour moi, ce n’est pas le reflet des lecteurs. Pour moi, le public est assez large, il va de l’ado qui le pique dans la bibliothèque de ses parents, et comme ça lui plait, il lit toute la série. Après, ça va jusqu’au fan de la première heure, la petite madeleine de Proust. Que j’étais moi aussi, en lisant le magazine de Tintin. Je pense que c’est un public assez large et avec une particularité, c’est qu’il est assez féminin. J’ai beaucoup de public féminin en dédicaces qui aime beaucoup Thorgal.

Effectivement, les personnages féminins sont attachants. Et puis, Thorgal n’est pas une sombre brute. Il a des valeurs, il est droit, il prend soin de sa famille, de sa femme, de ses enfants. Il y a vraiment des valeurs familiales et je pense que le lectorat féminin y est assez sensible, n’est pas juste un héros, vecteur d’actions.

On sait que vous êtes en train déjà de réaliser le tome 38 de Thorgal avec toujours Yann au scénario, pouvez-vous nous en parler un peu ? Ce sera une aventure un petit peu particulière. On va essayer, en restant vraiment très très modeste et respectueux, faire une sorte d’Alinoë. Donc, un récit un petit peu particulier dans le monde de Thorgal. On va essayer de s’aventurer et puis on verra, si on réussit ou pas. C’est un petit pari et on espère qu’on va le réussir.

Dans une interview donnée à Planète Bd en octobre dernier, tu précises que tu ne reviendras pas sur le passé de Thorgal mais que tu iras de l’avant, en prolongeant sa vie ? Est-ce à dire que les personnages sont susceptibles de vieillir ?  Alors, oui. La question se posait pour Louve. On ne savait pas trop si on la faisait vieillir ou pas. En même temps, dans cette famille, c’est la partie enfant. Et comme la série Louve est terminée, on s’est longtemps posé la question de savoir si on la faisait grandir ou la garder telle quelle. Et justement, le nouveau récit qu’on est en train de faire tourne autour d’elle. Je ne peux pas t’en dire plus. Thorgal a déjà bien vieilli. A la fin du précédent tome, il prend un petit coup de jeune en se rasant. Les personnages, Kris de Valnor, Aaricia ont également vieillis. Alors après, comme ce sont des personnages féminins, il ne faut pas trop les vieillir. En terme de graphisme, si on commence à mettre trop de traits sur les visages, ça les vieillis drastiquement. On ne peut pas vieillir un petit peu, c’est totalement ou pas. Sur un personnage masculin, c’est plus facile, on rajoute une barbe, on peut les vieillir progressivement. La question du vieillissement de Louve se pose encore aujourd’hui, on va la garder un petit peu comme ça et on verra après.

Le héros, selon moi, doit rester intemporel… Intemporel, c’est exactement ça ! Moi, j’ai rajouté quelques petits cheveux blancs, quand même. Mais, il les avait déjà ; quand on regarde le bateau sabre, il commençait à devenir grisonnant et puis il l’était un petit peu moins après. Dans le bateau sabre, j’ai trouvé qu’il était vraiment beau et c’est comme ça que j’ai voulu le dessiner.

Entretien réalisé par Bernard Launois, le 1er février dans le cadre du Festival international de la Bande Dessinée d'Angoulême.

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Rédigé par Bulles de Mantes

Publié dans #Interviews

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