Depuis 2014, la volonté des associations Bulles de Mantes et Blues sur Seine de mettre en évidence les connexions entre le blues et la bande dessinée se réalise notamment dans la création du Prix de la bande dessinée aux couleurs du blues, qui récompense chaque année le meilleur album illustrant une thématique du blues ou des musiques afro-américaines qui en sont dérivées, ou encore illustrant le contexte social et historique en relation.
Pour ce vote, près d’une vingtaine d’albums parus entre juin 2022 et mai 2023 ont été examinés par un comité de lecture de Bulles de Mantes, pour sélectionner cinq titres dans la liste finale Blue in green (Ram V et Anand Rk, éditions Hi Comics), Gone with the wind T1 (Pierre Alary, éditions Rue de Sèvres) Kiss the sky, Jimi Hendrix T1 (Dupont et Mezzo, éditions Glénat), Mingus (Massarutto et Squazz, éditions Presque Lune) et Swamp (Johann G. Louis, éditions Dargaud).
Le jury, composé de représentants des deux associations, ainsi que des représentants des mondes de la lecture, de la musique, et de l’éducation, a donné ses suffrages au très réussi album Swampdu jeune auteur Johann G. Louis paru chez Dargaud et lui a donc décerné le prix 2023.
La cérémonie de remise du prix a eu lieu à l’espace culturel Christiane Faure de Limay à 20 heures, juste après la présentation de la soirée par madame Chantal Cippelletti, Présidente de Blues s/Seine.
Le lauréat, Johann G. Louis, avait fait le déplacement pour recevoir le prix ainsi qu’un chèque de 500,00 € des mains de madame Chantal Cippelletti, Présidente de Blues s/Seine et de monsieur Bernard LAUNOIS, Président de Bulles de Mantes. L’auteur s’est livré à une séance de dédicaces, pendant l’entracte et qui a remporté un franc succès.
Une exposition de reproductions des planches de Swamp a été présentée à l’occasion dans la salle de spectacle de l’espace culturel Faure de Limay le 25 novembre 2023 et qui sera sur les murs de la médiathèque de Limay à partir du 19 décembre 2023 et ce, jusqu’au 13 janvier 2924.
Alors pour ceux qui n’auraient pas découvert cet album, en voici un résumé : Le récit se déroule dans l’atmosphère étouffante des bayous, dans la Louisiane des années 1930, où trois jeunes enfants nouent une solide amitié par-delà leurs différences : l’un est noir, l’autre un garçon blanc vivant dans une famille pauvre, la troisième est une fille venue de la ville. Le temps d’un été, ils vont ensemble découvrir la cruauté du monde des adultes.
Le jeune prince Shuna ne supporte plus que son peuple se meurt faute de terres fertiles et décide, malgré les dénégations des anciens, de quérir une plante qui pourrait pousser sur leurs terres et les sortirait enfin de la famine. Mais quelle est cette fameuse plante, sinon l’orge qu’un vieil homme a remis au prince en rendant son dernier souffle dans ses bras ?
C’est fort de quelques graines conservées précieusement dans un gousset que Shuna entreprend le voyage selon les indications du vieil homme. Commence alors un road-trip semé d’embûches, de rencontres humaines telles que Théa et sa sœur, deux jeunes filles esclaves qu’il troquera contre son fusil, mais également de découvertes surnaturelles dont l’auteur a le secret.
Shuna finira-t-il par découvrir ce pays où les précieuses céréales poussent, retrouvera-t-il les jeunes filles laissées à son yakkuru alors qu’ils sont poursuivis par une horde sauvage ?
Il aura fallu 40 ans pour que ce récit illustré, appelé emonogatari au Japon, soit traduit en Français et édité par la maison Sarbacane pour enfin profiter de ce petit bijou grâce auquel le lecteur va s’immerger à nouveau dans l’univers graphique de l’auteur Hayao Miyazaki.
Alors que ce dernier n’avait pas encore intégré le studio Ghibli d’où sortiront les films d’animation, de Le château dans le ciel à Le garçon et le héron en passant par La princesse Monoké, et Le voyage Chihiro… il réalise là un opus haletant remarquablement mis en images où sont déjà présents ses thèmes récurrents que sont l’écologie, les rapports humains, sans oublier l’aspect fantastique.
Alors, prêt à suivre l’intrépide jeune homme dans cette aventure où le réel côtoie l’irréel ?
LE VOYAGE DE SHUNA Hayao MIYAZAKI Éditions SARBACANE160 pages, 25,00 €
L’introspection de sa vie suscitée par l’isolement lors du Covid décide Eva, une jeune ingénieure promise à un avenir brillant, à quitter un grand groupe pour donner un autre sens à sa vie. La voici envoyée par le conservatoire pour ses compétences techniques à un poste situé sur une petite ile déserte du Pacifique sud avec pour mission notamment de réparer une station météorologique endommagée à la suite de vents violents. Enfin, elle va pouvoir se rapprocher de la nature et participer à un projet écologique.
Si les premiers jours se déroulent à peu près comme elle l’avait imaginé avant de partir, les ennuis ne tardent pas à poindre. Il faut dire que se retrouver seule avec Puce, son chien, au milieu du Pacifique sur une ile dont la surface ne dépasse pas les 1700 m2, et en totale autarcie ne s’avère guère aisée pour une citadine. Néanmoins Eva se débrouille parfaitement, fait son potager, élève ses poules, pêche au tuba mais aussi retape la station météo jusqu’à ce qu’une vilaine blessure vienne enrayer le bon déroulement de son séjour. Que faire sinon quérir de l’aide auprès d’un bateau qui stationne à quelques miles ? Seulement, elle découvre que le bateau fait de la prospection pour des métaux rares. Comment va-t-elle réagir face à des gens qui lui ont sauvé la vie mais qui pratiquent des activités qu’elle considère comme sacrilèges. Doit-elle se transformer en lanceuse d’alerte en informant le Conservatoire, voire les réseaux sociaux pour défendre ses convictions ?
Voilà un thriller écologique réalisé de main de maitre par Léonard Chemineau qui pour la première fois s’est attelé à réaliser ce projet de bout en bout. Dès les premières pages, le lecteur va se prendre au jeu de suivre cette jeune femme téméraire au fin fond du Pacifique et suivre les péripéties qu’elle va rencontrer. Mais au-delà d’une belle aventure sur une ile paradisiaque, remarquablement mise en images, c’est également une réflexion sur le devenir de ces ilots dont l’équilibre s’avère chaque jour un peu plus menacé par une course à l’énergie des plus destructrices pour l’environnement.
Enfin, saluons l’initiative de l’auteur et des éditions Rue de Sèvres pour avoir pensé et conçu l’album avec des conditions d’impact minimum sur l’environnement sur toute la chaine de conception.
LA BRUTE ET LE DIVIN Léonard CHEMINEAU Éditions RUE DE SEVRES 144 pages, 22,00 €
Bon nombre de protagonistes de cet album pourraient reprendre aisément à leur compte les propos de Claude de l’Estoil quand il disait que “mort on n’est pas mieux dans l’or que dans la boue.”
La bourgade de Barro-city, fief du Bouncer, va encore vivre des heures chaudes avec le scénario d’Alejandro Jodorowky. Ce dernier, revenant à une de ses séries phares avec un scénario tonitruant où les règlements de compte ne sont pas qu’à Ok corral. C’est sous une pluie diluvienne et persistante que l’histoire débute alors que l’or mexicain ramené par Bouncer et ses amis repose tranquillement à la banque mais jusqu’à quand ? Si « l’argent n’a pas d’odeur », l’or visiblement en a, même dans la boue de Barro-city, en attirant toute la racaille que l’Ouest a pu porter.
Et ce n’est pas l’arrivée du colonel Carter et de ses sbires, à la demande du maire qui ne sait plus comment sécuriser l’établissement bancaire, qui empêchera l’improbable vol de la cargaison. Par quel tour de passe-passe le coffre a-t-il été vidé de son contenu ? Tout le monde accuse tout le monde et la justice du peuple ne va tarder à frapper : Bouncer ne va-t-il pas finir par regretter d’avoir ramené cet or dans sa ville ?
Du rythme, on peut dire que ce scénario en a, plein de rebondissements au point de se demander comme cela va se terminer. Les dialogues sont aussi percutants que les coups qui tombent et aussi drus que le déluge qui déferle sur la ville, c’est dire.
François Boucq, l’homme qui dessine plus vite que son ombre, a encore frappé avec ce one shot de 140 pages réalisé de main de maître. L’ensemble s’avère réussi. Il faut dire que nos deux compères ont l’habitude de travailler ensemble et le dessinateur François Boucq magnifie une fois de plus le scénario d’Alejandro Jodororowky.
Enfin, n’oublions pas les couleurs d’Alexandre et François Boucq pour parfaire un tableau des plus alléchants.
Don Juanico, alias Don Quichotte, vit reclus dans sa bibliothèque dans laquelle il ne rêve que de chevalerie en se plongeant dans ses livres. Nous sommes au XVIème siècle et si l’on se sent investi d’une mission et surtout d’une recherche immodérée de notoriété, il ne reste plus qu’à enfourcher son fier destrier pour traverser la campagne à la recherche de quelques faits d’armes. Et c’est accompagné de son voisin Sancho Panza qu’il commence à courir après des chimères, créant l’hilarité auprès de la population qu’il rencontre pour ce personnage qui n’arrive plus à discerner le réel de l’imaginaire.
Qui ne connait pas encore ce monument de la littérature qu’est Don Quichotte, écrit par Miguel de Cervantès, n’hésitera pas à prolonger leur découverte par le roman ; et pour ceux qui l’auraient déjà lu, découvrir comment Paul et Gaëtan Brizzi s’en sont emparés.
Après L’enfer de Dante et toujours aux éditions Daniel Maghen, voilà que les frères Brizzi remettent le couvert en nous servant un Don Quichotte tout en mouvement comme en ont le secret les deux auteurs, notamment réalisateurs de films d’animation pour Disney. Si leur album se décline principalement en noir et blanc, il n’en est pas moins ponctué de quelques illustrations en couleurs correspondant à l’imaginaire de Don Quichotte, qui montrent encore une des facettes du talent des deux frères.
La finesse du crayon éclate à chaque page et l’on sent que les auteurs ont pris un réel plaisir à mettre le roman en images. Avec un découpage des plus dynamiques et une volonté de laisser toute la place à l’image en s’affranchissant de phylactères, les auteurs nous livrent là une belle mise en scène pour une histoire proprement rocambolesque et dont leur réalisation fera date.
DON QUICHOTTE DE LA MANCHE Paul et Gaëtan BRIZZI Éditions Daniel MAGHEN 200 pages, 29,00 €
Interview de Frank Pé, notamment à propos de la bête T2, réalisé le vendredi 27/10/2023 dans le cadre de Quai des Bulles
C’est peut-être un peu trop tôt pour se faire une opinion concernant le deuxième tome de l’excellent diptyque de LA BÊTE sorti le 13 octobre mais as-tu déjà un retour ? Sais-tu comment il a été perçu par la presse, par le public ?
Le retour est très bon mais ce que je peux dire, la grande question qui se pose dans ces cas-là, quand les gens ont bien aimé le tome 1, ils sont extrêmement exigeant sur le tome 2 qui finit l’histoire. Ils ont attendu pendant deux ans, ils ont de grandes espérances et il ne faut pas les décevoir. Apparemment, le public est conquis et je pense que l’on a réussi.
Comment as-tu travaillé avec Zidrou, te fournit-il l’ensemble du scénario et te laisse toute latitude dans le découpage de l’album ?
Zidrou est un vieux briscard, un professionnel de la bande dessinée. Il a, lui aussi, un côté un peu paranormal.
Donc, vous allez bien ensemble ! (rires de Frank pé).
Quand on se rencontre, il vous scanne comme ça et vous n’avez plus aucun secret pour lui au bout de 5’. C’est à peu près ce qu’il s’est passé lorsqu’on s’est rencontré la toute première fois pour le Spirou. Depuis évidemment, on se revoit régulièrement et on apprend beaucoup de choses de l’un sur l’autre, moi à travers ses scénarios parce qu’il parle beaucoup de lui et Zidrou, à travers le travail que l’on fait à deux. On commence à avoir une sacrée complicité. Sur le Marsu, j’avais un cahier des charges que je lui ai confié notamment de ne pas faire un Marsu à la Franquin. J’avais par contre des envies de le faire à une époque très marquée. A quoi devait ressembler cette bête… On en a parlé, beaucoup échangé. Il m’a écouté, il m’a très bien compris et en professionnel qu’il est, il s’est retiré dans ses terres espagnoles et a pondu les 200 pages d’un coup et il m’a dit, on change ce que tu veux : j’ai rien changé sauf dans le découpage.
Voilà comment cela s’est passé : moi, je lui fais confiance sur le contenu de l’histoire et lui me fais confiance tout ce qui suit son travail puisque l’on n’échange plus à ce moment-là. Je n’ai pas besoin de son avalisation. Et au résultat, on est ravis tous les deux parce que l’on découvre comment l’autre a fait. Nous sommes les premiers adorateurs du travail de l’autre.
Tu as envoyé au scénariste les pages dessinées au fur et à mesure de leurs réalisations ?
Non, pas du tout ! Simplement quand il y avait une cinquantaine de pages de réalisées et comme il est patient, il a attendu que je les fasse.
À côté de cela, tu ne pouvais pas les faire non plus dans un laps de temps court. A ce propos, combien de temps t’a-t-il fallu pour réaliser le tome 2 ?
2 ans ! Sinon, je ne touche pas aux dialogues. Zidrou, c’est le papier à musique de l’album et je ne change pas une virgule. Et si je devais le faire malgré tout, je l’appelle et on en discute. Et c’est arrivé ? Oui, quelques fois, pour des raisons de rythme. Quand on découpe, il faut que le texte colle parfaitement au rythme des cases. Sur le découpage lui-même, Zidrou fait une proposition dans son scénario avec les plans, etc et en général, c’est du quatre bandes, c’est du traditionnel. Je prends ça, je le vois en cinéma et c’est ce film-là que je mets en dessin. Pour tout le découpage, il me fait confiance mais je récupère également ces idées à lui. S’il me dit, c’est 2 pages en vis-à-vis pour telle ou telle raison, je le respecte évidemment. Par contre, tous les jeux de caméras, les personnages, je pars de ce qu’il me propose mais je le fais à ma manière. Je suis le comédien sur scène qui va donner au public les textes du scénario et après il peut y avoir beaucoup d’interprétations ou pas.
Travailler avec Zidrou t’a-t-il semblé différent de celui de la série ZOO avec Philippe Bonifay ?
Il y a une différence magistrale, énorme ! Parce qu’avec Bonifay, on se voyait tout le temps, on s’envoyait des kilos de fax en permanence. Tout était discuté. C’est un vrai travail à deux, en profondeur et avec des disputes de couple, des réconciliations.
À ce point-là ? Et qui préfères-tu alors ?
Les deux ! Avec Bonifay, j’ai appris mille choses, avec Zidrou, c’est d’un confort. C’est éblouissant son talent, c’est un cadeau aussi. C’était très bien aux époques dans mon parcours à moi. Je ne pourrais plus travailler de cette manière-là maintenant sur une histoire comme Zoo. Je ne le ferais plus de la même manière même si retravailler avec Bonifay ne me dérangerait absolument pas.
J’ai lu dans un de tes derniers interviews sur LA BÊTE de l’intérêt que vous porter à en faire un objet livre, au demeurant fort réussi. Pourrais-tu revenir sur ce choix et les raisons d’un tel choix?
La BÊTE pour moi, c’est un projet brut, c’est une bestiole sauvage. Et donc tous les choix devaient aller dans ce sens-là. Et, depuis le début, je voyais un pavé… Rugueux. A la limite, s’il avait pu être humide et glissant comme un pavé bruxellois, c’aurait été idéal ! J’étais un peu dans ce sens-là quand on a abordé le sujet avec l’éditeur et où j’avais idée que le pavé pouvait être cisaillé de telle manière à ce qu’il n’y ait pas de rebord entre la couverture et les cahiers. A la limite, il n’y aurait plus de dos et où l’on verrait les fils de couture et on était parti là-dessus. Sauf que, chez Dupuis, ils font des tirages assez conséquents et que l’on ne fait pas du tout le même genre d’objet avec un imprimeur quand on tire à 500 exemplaires que quand on tire à 30 ou 50 000 exemplaires. Le retour de la demande a donc été négatif car cela pose des problèmes techniques avec beaucoup de déchets avec la cisaille entrainant un gaspillage de papier important. J’ai pleuré pendant 3 jours mais il fallait faire quelque chose de plus traditionnel. On s’est donc arrêté sur un papier de qualité dit bouffant, deux fois plus épais, qu’un papier normal. Ce qui fait que l’on a un livre avec sa présence, son poids, et c’est ce que je voulais.
Si la BÊTE a quelques traits communs avec le Marsu, il n’en est pas moins différent et lui confère des stigmates d’un marsupiau des plus réalistes. Comment t’y es-tu pris ?
Eh bien, comme un sioux ! (rires) Dans les crayonnés du tome 1, on voit bien les recherches pour modifier la tête et en faire quasiment un animal qui sortirait du Mussée d’Histoire Naturelle. On a failli le faire venir au zoo de Vincennes mais bon, finalement pour des raisons très prosaïque, ça ne s’est pas fait ! Mais le projet était là. La science s’est quand même rapprochée de nous. On a fait aussi des conférences avec un paléontologue du Muséum de Paris qui a joué le jeu et à deux sur scène, on attestait la découverte définitive de l’animal en Amérique du sud et lui il amenait des dents qu’il avait trouvé et moi des photos évidemment trafiquées et je t’assure, à la fin de la séance, on a joué le jeu jusqu’au bout et les gens croyaient vraiment que c’était la réalité ! En tant que scientifique, il était balèze et il savait de quoi il parlait. Et on a pu aborder un truc trivial comme le nombril du Marsupilami qui a fait débat, comme tu le sais parce que les gens disent qu’ils sortent de l’œuf et que donc ils ne peuvent pas avoir de nombril ce à quoi je réponds : « Vous avez tout faux monsieur, j’ai eu en main des crocodiles sortant de l’œuf qui avaient un nombril, un cordon qui les rattachait au jaune de l’œuf ». Cette cicatrice se referme assez facilement en une semaine mais elle est bien là. Un nombril chez un animal sorti d’un œuf n’est donc pas du tout une erreur. Franquin avait raison !
Tu as évoqué au début de l’interview que vous aviez demandé à Zidrou de situer l’action dans une période particulière et pourquoi ?
Parce que pour moi, faire la Bête, c’était revenir à mes origines de bd parce que Franquin a été le premier qui m’a le plus marqué au rouge dans mes lectures du magazine Spirou. C’est ce qui m’a le plus touché comme plein de gosses. Par sa générosité, cette chaleur, une magie profonde qui touchait le gamin. Je savais qu’en faisant du Marsu, c’était vers ça que j’allais et donc, aller vers le gamin quand j’étais petit à Bruxelles, avec un retour à mes origines. Mes premières images de Bruxelles, à la limite, quand je suis né ; des images subliminales, vous voyez. Même, à la limite, quand j’étais dans le ventre de ma mère et qu’elle se baladait rue Neuve, il y a certainement quelque chose en moi qui m’a marqué. Je table toujours là-dessus pour transmettre des trucs vrais aux lecteurs en espérant que ça fasse tilt aussi chez eux. Je crois que l’on a toujours à gagner à aller vers ce que l’on connait intimement parce que l’on va être juste. La première chose que je demande à une histoire, c’est d’amener de la vérité, même si la mise en forme d’un roman est du mensonge, une manipulation, autant dans le contenu, il faut une dimension de vérité.
Sinon, il n’y a plus de crédibilité. Voilà, voilà. Et le monde actuelle en a de plus en plus besoin, puisque de plus en plus, on vit dans un mensonge que ce soit dans la politique, l’économie. Ça nous amène loin, n’est-ce pas ? Et donc, j’ai demandé à Zidrou que l’histoire se passe en 1955, l’année où j’ai été conçu et d’ailleurs, au moment où le Marsu passe devant les vitrines où il va rencontrer Tintin, je montre dans la foule des gens de ma famille, mon père, mon frère et ma mère qui est enceinte de moi. Je suis donc dans l’histoire. C’est pour ça que je termine la fin l’histoire en Palombie que je le date mi-juillet 1956 correspondant à ma date de naissance.
Dans une séquence des plus émotionnelles, le scénariste Zidrou fait rencontrer des personnages de TINTIN, comment as-tu appréhendez cette séquence ?
Alors ça, c’est une idée de Zidrou et de même de faire passer le héros dans le centre belge de la bande dessinée, c’est lui aussi. Après coup, on se dit que c’évident mais ça s’imposait mais moi, je n’y avais pas pensé. Un bon scénariste va chercher en même temps des trucs très originaux et en même temps des évidences et faire passer l’évidence pour un truc très original, en fait. Ça, c’est son métier ! Alors donc, Tintin rue Neuve et maintenant, ce serait rigolo de faire jouer Tintin par une fille. Sans appuyer dessus, ceux qui ne le voit pas, le voit pas. C’est lui qui a orchestré leurs rencontres, ses mains qui se touchent, moi, j’ai orchestré la mise en scène où je me suis dit que la rencontre de ces deux univers doit se faire au milieu de la double page. J’ai fait mon découpage en fonction, la symétrie voilà, c’est comme cela que ça s’articule. C’est renforcer quelques chose… Quand quelque chose arrive et que c’est déjà fort, on se dit que l’on ne peut pas louper le truc. Et il faut donc des moyens forts. Et ça, ce sont des moments délicieux. C’est comme je suppose, pour un chef d’orchestre lorsqu’on a quelques notes de Beethoven « Tatatin », quand ça arrive, il fait de la musique classique à la Philarmonie de Berlin mais ce « Tatatin » de Beethoven, il va le faire avec le brio. Quand le Marsu rencontre Tintin, c’est du Beethoven !
Tu as des talents d’aquarelliste hors pair. Est-ce pour des raisons de timing que tu as laissé la mise en couleurs, au demeurant fort réussi, à Elvire De Cock ?
Tout à fait ! Je me suis laissé prendre au piège par le récit. C’est-à-dire qu’en avançant les planches, j’avais tellement envie de raconter l’histoire et de rester dedans que j’ai tellement avancé que je n’ai jamais eu le courage de revenir en arrière pour faire la couleur ; c’était de la couleur directe dans le premier tome. Et puis quand j’ai eu clôturer l’album, cela faisait plus de 200 pages à mettre en couleurs, ce qui est un pensum. Cela a correspondu également avec des problèmes de santé, assez importants, qui m’ont fort secoué et je n’avais plus beaucoup d’énergie. Et la seule solution qui s’imposait à moi, alors que c’est plutôt contre nature, c’était de me faire aider. J’ai cherché quelqu’un, j’ai un peu tâtonné et finalement je suis tombé sur Elvire que je ne connaissais pas et qui a fait un essai qui s’est avéré prometteur, on va dire. On a rectifié le tir, on a travaillé ensemble et voilà le résultat. C’est une formidable rencontre parce qu’elle a tout bien compris et elle a ajouté une dimension de réelle coloriste professionnelle. J’aime les couleurs mais je ne suis pas avec un spectre aussi large qu’elle. Elle a repris tous mes codes de matière que j’avais dans le tome 1 et qui participe à l’exercice de lecture.
Et de continuité Oui, c’était important et si elle ne pouvait pas faire ça, c’était cuit ! Elle a relevé le défi, elle a rajouté quelque chose et jusqu’au bout, elle m’a ébloui. Donc, je suis finalement content d’avoir pu franchir ce cap et d’avoir collaboré. Je me retrouve presque maintenant pour la suite avec une dream team parce que j’ai un scénariste hors pair qui est ravi de travailler avec moi. Il est assez partant sur tous les projets que je lui proposerai. J’ai une coloriste hors pair qui comprend mon univers, qui a des possibilités bien au-delà de ça. J’ai Philippe Poirier qui est le graphiste qui s’occupe de tout et quand on parlait de l’objet, c’est lui qui a été complice de ça et qui m’a aidé à avancer. On s’entend tellement bien, il est génial. On a là trouvé une équipe qui fonctionne bien et j’ai l’impression un peu d’être Clint Eastwood avec sa petite équipe resserré qui lui permet de faire un film.
Donc, tu vas continuer avec eux ? Tout à fait !
Tu as reçu le prix Albert UDERZO 2021 du meilleur dessin. Comment as-tu reçu cette distinction? Comment l’as-tu pris émotionnellement?
J’ai regretté de ne pas avoir pu aller à Paris pour le recevoir parce qu c’est le moment où j’étais malade. C’est l’éditeur qui est donc venu chercher ce prix. Disons que vu que je n’ai aucun retour, aucune justification, aucune raison, le jury ne m’a rien dit. On m’a juste dit, vous avez eu le prix et cela fait dire un chèque de tant. Ah, super ! Donc, la seule chose que j’ai pu faire, c’est de fantasmer sur une sorte de reconnaissance d’Uderzo, d’un niveau Uderzo par rapport à mon travail. C’est une sorte de gratification qui va plus vite et plus fort que lorsqu’un lecteur vous dit qu’il a bien votre bouquin. Là, vous vous dites, j’ai bien fait mon boulot, chouette. Si c’est votre mère qui vous le dis, ça a une autre signification. Mais si c’est Uderzo ou la fille d’Uderzo qui vous le dit, un jury, c’est important. Quand Franquin m’a aussi fait comprendre qu’il aimait bien mon travail, je le dis avec des petits caractères parce qu’humblement, je n’en reviens toujours pas. Là, c’est un plaisir monumental ! Et je crois que s’il vivait toujours, faisons cette hypothèse, je n’aurais jamais osé reprendre le Marsu, je n’aurais pas osé toucher à ça. Ici, je n’ai pas eu de problème parce que je savais que je n’allais pas être comparé à lui, je ne fais pas du Franquin, ni dans le style du dessin ni dans l’esprit de la bd. Je reprends juste une définition d’animal que je rends plus animal que ce qu’il n’a fait, lui. Pour Franquin, c’est plus un personnage pour faire rire, c’est houba houba, quoi. Moi, ce n’est pas ça du tout. Je suis hors Franquin et c’est beaucoup moins difficile. Le Marsu est sauvage ici, il peut même faire peur. Une reconnaissance comme ça, ça a une valeur inouïe, c’est très très puissant. En plus, tout ce que je t’ai dit sur mes lectures de gosse, c’était vraiment Franquin le premier que j’allais déjà observer lors de séances de dédicaces, de le regarder dessiner pour essayer de comprendre comment il faisait. Il était tellement gentil, tellement drôle et ne se prenait vraiment pas au sérieux. Après, j’ai pu comprendre qu’il était très exigeant, qu’il ne faisait pas du tout de l’auto-flagellation comme on a pu le croire. Il avait une vraie exigence qui a pu le mener à ce niveau de dessin. Et il avait cette exigence-là sur ses collègues, sur la bande dessinée en général mais il ne se permettait de l’exprimer qu’envers lui-même. C’était une forme d’élégance chez lui mais il savait très bien là où il réussissait, son niveau par rapport à ses collègues.
Un grand Monsieur.Oui, un grand Monsieur tout en disant toute sa vie, on ne fait pas un travail sérieux, on est resté des gamins et on fait ça pour faire rire, pour faire passer du bon temps, c’est typique de cette génération-là, très particulière. Comme si leur force, il la tirait de leur côté enfantin et ça provient probablement du fait qu’ils venaient de l’après-guerre.