Interview de Frank Pé "La première chose que je demande à une histoire, c’est d’amener de la vérité !"
Publié le 11 Novembre 2023
Interview de Frank Pé, notamment à propos de la bête T2, réalisé le vendredi 27/10/2023 dans le cadre de Quai des Bulles
C’est peut-être un peu trop tôt pour se faire une opinion concernant le deuxième tome de l’excellent diptyque de LA BÊTE sorti le 13 octobre mais as-tu déjà un retour ? Sais-tu comment il a été perçu par la presse, par le public ?
Le retour est très bon mais ce que je peux dire, la grande question qui se pose dans ces cas-là, quand les gens ont bien aimé le tome 1, ils sont extrêmement exigeant sur le tome 2 qui finit l’histoire. Ils ont attendu pendant deux ans, ils ont de grandes espérances et il ne faut pas les décevoir. Apparemment, le public est conquis et je pense que l’on a réussi.
Comment as-tu travaillé avec Zidrou, te fournit-il l’ensemble du scénario et te laisse toute latitude dans le découpage de l’album ?
Zidrou est un vieux briscard, un professionnel de la bande dessinée. Il a, lui aussi, un côté un peu paranormal.
Donc, vous allez bien ensemble ! (rires de Frank pé).
Quand on se rencontre, il vous scanne comme ça et vous n’avez plus aucun secret pour lui au bout de 5’. C’est à peu près ce qu’il s’est passé lorsqu’on s’est rencontré la toute première fois pour le Spirou. Depuis évidemment, on se revoit régulièrement et on apprend beaucoup de choses de l’un sur l’autre, moi à travers ses scénarios parce qu’il parle beaucoup de lui et Zidrou, à travers le travail que l’on fait à deux. On commence à avoir une sacrée complicité. Sur le Marsu, j’avais un cahier des charges que je lui ai confié notamment de ne pas faire un Marsu à la Franquin. J’avais par contre des envies de le faire à une époque très marquée. A quoi devait ressembler cette bête… On en a parlé, beaucoup échangé. Il m’a écouté, il m’a très bien compris et en professionnel qu’il est, il s’est retiré dans ses terres espagnoles et a pondu les 200 pages d’un coup et il m’a dit, on change ce que tu veux : j’ai rien changé sauf dans le découpage.
Voilà comment cela s’est passé : moi, je lui fais confiance sur le contenu de l’histoire et lui me fais confiance tout ce qui suit son travail puisque l’on n’échange plus à ce moment-là. Je n’ai pas besoin de son avalisation. Et au résultat, on est ravis tous les deux parce que l’on découvre comment l’autre a fait. Nous sommes les premiers adorateurs du travail de l’autre.
Tu as envoyé au scénariste les pages dessinées au fur et à mesure de leurs réalisations ?
Non, pas du tout ! Simplement quand il y avait une cinquantaine de pages de réalisées et comme il est patient, il a attendu que je les fasse.
À côté de cela, tu ne pouvais pas les faire non plus dans un laps de temps court. A ce propos, combien de temps t’a-t-il fallu pour réaliser le tome 2 ?
2 ans ! Sinon, je ne touche pas aux dialogues. Zidrou, c’est le papier à musique de l’album et je ne change pas une virgule. Et si je devais le faire malgré tout, je l’appelle et on en discute. Et c’est arrivé ? Oui, quelques fois, pour des raisons de rythme. Quand on découpe, il faut que le texte colle parfaitement au rythme des cases. Sur le découpage lui-même, Zidrou fait une proposition dans son scénario avec les plans, etc et en général, c’est du quatre bandes, c’est du traditionnel. Je prends ça, je le vois en cinéma et c’est ce film-là que je mets en dessin. Pour tout le découpage, il me fait confiance mais je récupère également ces idées à lui. S’il me dit, c’est 2 pages en vis-à-vis pour telle ou telle raison, je le respecte évidemment. Par contre, tous les jeux de caméras, les personnages, je pars de ce qu’il me propose mais je le fais à ma manière. Je suis le comédien sur scène qui va donner au public les textes du scénario et après il peut y avoir beaucoup d’interprétations ou pas.
Travailler avec Zidrou t’a-t-il semblé différent de celui de la série ZOO avec Philippe Bonifay ?
Il y a une différence magistrale, énorme ! Parce qu’avec Bonifay, on se voyait tout le temps, on s’envoyait des kilos de fax en permanence. Tout était discuté. C’est un vrai travail à deux, en profondeur et avec des disputes de couple, des réconciliations.
À ce point-là ? Et qui préfères-tu alors ?
Les deux ! Avec Bonifay, j’ai appris mille choses, avec Zidrou, c’est d’un confort. C’est éblouissant son talent, c’est un cadeau aussi. C’était très bien aux époques dans mon parcours à moi. Je ne pourrais plus travailler de cette manière-là maintenant sur une histoire comme Zoo. Je ne le ferais plus de la même manière même si retravailler avec Bonifay ne me dérangerait absolument pas.
J’ai lu dans un de tes derniers interviews sur LA BÊTE de l’intérêt que vous porter à en faire un objet livre, au demeurant fort réussi. Pourrais-tu revenir sur ce choix et les raisons d’un tel choix?
La BÊTE pour moi, c’est un projet brut, c’est une bestiole sauvage. Et donc tous les choix devaient aller dans ce sens-là. Et, depuis le début, je voyais un pavé… Rugueux. A la limite, s’il avait pu être humide et glissant comme un pavé bruxellois, c’aurait été idéal ! J’étais un peu dans ce sens-là quand on a abordé le sujet avec l’éditeur et où j’avais idée que le pavé pouvait être cisaillé de telle manière à ce qu’il n’y ait pas de rebord entre la couverture et les cahiers. A la limite, il n’y aurait plus de dos et où l’on verrait les fils de couture et on était parti là-dessus. Sauf que, chez Dupuis, ils font des tirages assez conséquents et que l’on ne fait pas du tout le même genre d’objet avec un imprimeur quand on tire à 500 exemplaires que quand on tire à 30 ou 50 000 exemplaires. Le retour de la demande a donc été négatif car cela pose des problèmes techniques avec beaucoup de déchets avec la cisaille entrainant un gaspillage de papier important. J’ai pleuré pendant 3 jours mais il fallait faire quelque chose de plus traditionnel. On s’est donc arrêté sur un papier de qualité dit bouffant, deux fois plus épais, qu’un papier normal. Ce qui fait que l’on a un livre avec sa présence, son poids, et c’est ce que je voulais.
Si la BÊTE a quelques traits communs avec le Marsu, il n’en est pas moins différent et lui confère des stigmates d’un marsupiau des plus réalistes. Comment t’y es-tu pris ?
Eh bien, comme un sioux ! (rires) Dans les crayonnés du tome 1, on voit bien les recherches pour modifier la tête et en faire quasiment un animal qui sortirait du Mussée d’Histoire Naturelle. On a failli le faire venir au zoo de Vincennes mais bon, finalement pour des raisons très prosaïque, ça ne s’est pas fait ! Mais le projet était là. La science s’est quand même rapprochée de nous. On a fait aussi des conférences avec un paléontologue du Muséum de Paris qui a joué le jeu et à deux sur scène, on attestait la découverte définitive de l’animal en Amérique du sud et lui il amenait des dents qu’il avait trouvé et moi des photos évidemment trafiquées et je t’assure, à la fin de la séance, on a joué le jeu jusqu’au bout et les gens croyaient vraiment que c’était la réalité ! En tant que scientifique, il était balèze et il savait de quoi il parlait. Et on a pu aborder un truc trivial comme le nombril du Marsupilami qui a fait débat, comme tu le sais parce que les gens disent qu’ils sortent de l’œuf et que donc ils ne peuvent pas avoir de nombril ce à quoi je réponds : « Vous avez tout faux monsieur, j’ai eu en main des crocodiles sortant de l’œuf qui avaient un nombril, un cordon qui les rattachait au jaune de l’œuf ». Cette cicatrice se referme assez facilement en une semaine mais elle est bien là. Un nombril chez un animal sorti d’un œuf n’est donc pas du tout une erreur. Franquin avait raison !
Tu as évoqué au début de l’interview que vous aviez demandé à Zidrou de situer l’action dans une période particulière et pourquoi ?
Parce que pour moi, faire la Bête, c’était revenir à mes origines de bd parce que Franquin a été le premier qui m’a le plus marqué au rouge dans mes lectures du magazine Spirou. C’est ce qui m’a le plus touché comme plein de gosses. Par sa générosité, cette chaleur, une magie profonde qui touchait le gamin. Je savais qu’en faisant du Marsu, c’était vers ça que j’allais et donc, aller vers le gamin quand j’étais petit à Bruxelles, avec un retour à mes origines. Mes premières images de Bruxelles, à la limite, quand je suis né ; des images subliminales, vous voyez. Même, à la limite, quand j’étais dans le ventre de ma mère et qu’elle se baladait rue Neuve, il y a certainement quelque chose en moi qui m’a marqué. Je table toujours là-dessus pour transmettre des trucs vrais aux lecteurs en espérant que ça fasse tilt aussi chez eux. Je crois que l’on a toujours à gagner à aller vers ce que l’on connait intimement parce que l’on va être juste. La première chose que je demande à une histoire, c’est d’amener de la vérité, même si la mise en forme d’un roman est du mensonge, une manipulation, autant dans le contenu, il faut une dimension de vérité.
Sinon, il n’y a plus de crédibilité. Voilà, voilà. Et le monde actuelle en a de plus en plus besoin, puisque de plus en plus, on vit dans un mensonge que ce soit dans la politique, l’économie. Ça nous amène loin, n’est-ce pas ? Et donc, j’ai demandé à Zidrou que l’histoire se passe en 1955, l’année où j’ai été conçu et d’ailleurs, au moment où le Marsu passe devant les vitrines où il va rencontrer Tintin, je montre dans la foule des gens de ma famille, mon père, mon frère et ma mère qui est enceinte de moi. Je suis donc dans l’histoire. C’est pour ça que je termine la fin l’histoire en Palombie que je le date mi-juillet 1956 correspondant à ma date de naissance.
Dans une séquence des plus émotionnelles, le scénariste Zidrou fait rencontrer des personnages de TINTIN, comment as-tu appréhendez cette séquence ?
Alors ça, c’est une idée de Zidrou et de même de faire passer le héros dans le centre belge de la bande dessinée, c’est lui aussi. Après coup, on se dit que c’évident mais ça s’imposait mais moi, je n’y avais pas pensé. Un bon scénariste va chercher en même temps des trucs très originaux et en même temps des évidences et faire passer l’évidence pour un truc très original, en fait. Ça, c’est son métier ! Alors donc, Tintin rue Neuve et maintenant, ce serait rigolo de faire jouer Tintin par une fille. Sans appuyer dessus, ceux qui ne le voit pas, le voit pas. C’est lui qui a orchestré leurs rencontres, ses mains qui se touchent, moi, j’ai orchestré la mise en scène où je me suis dit que la rencontre de ces deux univers doit se faire au milieu de la double page. J’ai fait mon découpage en fonction, la symétrie voilà, c’est comme cela que ça s’articule. C’est renforcer quelques chose… Quand quelque chose arrive et que c’est déjà fort, on se dit que l’on ne peut pas louper le truc. Et il faut donc des moyens forts. Et ça, ce sont des moments délicieux. C’est comme je suppose, pour un chef d’orchestre lorsqu’on a quelques notes de Beethoven « Tatatin », quand ça arrive, il fait de la musique classique à la Philarmonie de Berlin mais ce « Tatatin » de Beethoven, il va le faire avec le brio. Quand le Marsu rencontre Tintin, c’est du Beethoven !
Tu as des talents d’aquarelliste hors pair. Est-ce pour des raisons de timing que tu as laissé la mise en couleurs, au demeurant fort réussi, à Elvire De Cock ?
Tout à fait ! Je me suis laissé prendre au piège par le récit. C’est-à-dire qu’en avançant les planches, j’avais tellement envie de raconter l’histoire et de rester dedans que j’ai tellement avancé que je n’ai jamais eu le courage de revenir en arrière pour faire la couleur ; c’était de la couleur directe dans le premier tome. Et puis quand j’ai eu clôturer l’album, cela faisait plus de 200 pages à mettre en couleurs, ce qui est un pensum. Cela a correspondu également avec des problèmes de santé, assez importants, qui m’ont fort secoué et je n’avais plus beaucoup d’énergie. Et la seule solution qui s’imposait à moi, alors que c’est plutôt contre nature, c’était de me faire aider. J’ai cherché quelqu’un, j’ai un peu tâtonné et finalement je suis tombé sur Elvire que je ne connaissais pas et qui a fait un essai qui s’est avéré prometteur, on va dire. On a rectifié le tir, on a travaillé ensemble et voilà le résultat. C’est une formidable rencontre parce qu’elle a tout bien compris et elle a ajouté une dimension de réelle coloriste professionnelle. J’aime les couleurs mais je ne suis pas avec un spectre aussi large qu’elle. Elle a repris tous mes codes de matière que j’avais dans le tome 1 et qui participe à l’exercice de lecture.
Et de continuité Oui, c’était important et si elle ne pouvait pas faire ça, c’était cuit ! Elle a relevé le défi, elle a rajouté quelque chose et jusqu’au bout, elle m’a ébloui. Donc, je suis finalement content d’avoir pu franchir ce cap et d’avoir collaboré. Je me retrouve presque maintenant pour la suite avec une dream team parce que j’ai un scénariste hors pair qui est ravi de travailler avec moi. Il est assez partant sur tous les projets que je lui proposerai. J’ai une coloriste hors pair qui comprend mon univers, qui a des possibilités bien au-delà de ça. J’ai Philippe Poirier qui est le graphiste qui s’occupe de tout et quand on parlait de l’objet, c’est lui qui a été complice de ça et qui m’a aidé à avancer. On s’entend tellement bien, il est génial. On a là trouvé une équipe qui fonctionne bien et j’ai l’impression un peu d’être Clint Eastwood avec sa petite équipe resserré qui lui permet de faire un film.
Donc, tu vas continuer avec eux ? Tout à fait !
Tu as reçu le prix Albert UDERZO 2021 du meilleur dessin. Comment as-tu reçu cette distinction? Comment l’as-tu pris émotionnellement?
J’ai regretté de ne pas avoir pu aller à Paris pour le recevoir parce qu c’est le moment où j’étais malade. C’est l’éditeur qui est donc venu chercher ce prix. Disons que vu que je n’ai aucun retour, aucune justification, aucune raison, le jury ne m’a rien dit. On m’a juste dit, vous avez eu le prix et cela fait dire un chèque de tant. Ah, super ! Donc, la seule chose que j’ai pu faire, c’est de fantasmer sur une sorte de reconnaissance d’Uderzo, d’un niveau Uderzo par rapport à mon travail. C’est une sorte de gratification qui va plus vite et plus fort que lorsqu’un lecteur vous dit qu’il a bien votre bouquin. Là, vous vous dites, j’ai bien fait mon boulot, chouette. Si c’est votre mère qui vous le dis, ça a une autre signification. Mais si c’est Uderzo ou la fille d’Uderzo qui vous le dit, un jury, c’est important. Quand Franquin m’a aussi fait comprendre qu’il aimait bien mon travail, je le dis avec des petits caractères parce qu’humblement, je n’en reviens toujours pas. Là, c’est un plaisir monumental ! Et je crois que s’il vivait toujours, faisons cette hypothèse, je n’aurais jamais osé reprendre le Marsu, je n’aurais pas osé toucher à ça. Ici, je n’ai pas eu de problème parce que je savais que je n’allais pas être comparé à lui, je ne fais pas du Franquin, ni dans le style du dessin ni dans l’esprit de la bd. Je reprends juste une définition d’animal que je rends plus animal que ce qu’il n’a fait, lui. Pour Franquin, c’est plus un personnage pour faire rire, c’est houba houba, quoi. Moi, ce n’est pas ça du tout. Je suis hors Franquin et c’est beaucoup moins difficile. Le Marsu est sauvage ici, il peut même faire peur. Une reconnaissance comme ça, ça a une valeur inouïe, c’est très très puissant. En plus, tout ce que je t’ai dit sur mes lectures de gosse, c’était vraiment Franquin le premier que j’allais déjà observer lors de séances de dédicaces, de le regarder dessiner pour essayer de comprendre comment il faisait. Il était tellement gentil, tellement drôle et ne se prenait vraiment pas au sérieux. Après, j’ai pu comprendre qu’il était très exigeant, qu’il ne faisait pas du tout de l’auto-flagellation comme on a pu le croire. Il avait une vraie exigence qui a pu le mener à ce niveau de dessin. Et il avait cette exigence-là sur ses collègues, sur la bande dessinée en général mais il ne se permettait de l’exprimer qu’envers lui-même. C’était une forme d’élégance chez lui mais il savait très bien là où il réussissait, son niveau par rapport à ses collègues.
Un grand Monsieur. Oui, un grand Monsieur tout en disant toute sa vie, on ne fait pas un travail sérieux, on est resté des gamins et on fait ça pour faire rire, pour faire passer du bon temps, c’est typique de cette génération-là, très particulière. Comme si leur force, il la tirait de leur côté enfantin et ça provient probablement du fait qu’ils venaient de l’après-guerre.
Bernard LAUNOIS