JUSQU'AU DERNIER, interview de Paul Gastine et Jérôme Félix à la l'occasion de la sortie de l'album
Publié le 13 Novembre 2019

Assurément une des grandes révélations de l'année avec un western de bon aloi, tant au scénario qu'au dessin. Il semblait opportun d'interroger les auteurs afin de mieux connaître comment cet album a vu le jour.
Voilà une belle histoire remarquablement mise en dessin, digne d’un bon film. Est-ce que le choix de parler de la fin des cow-boys a été guidé parce que c’était un sujet rarement traité ?
JJF : Globalement, le western traite rarement des cow-boys.
PPG : Des vrais cow-boys, des vachers
JF : Il y a un film qui s’appelle « Les cow-boys » avec John Wayne et Montgomery. Il y a beaucoup d’histoires avec les éleveurs mais le métier de cow-boys est rarement traité. Aussi, parce que c’est finalement des moments où il ne se passe pas grand-chose. Le travail de cow-boys est assez répétitif et donc, pas propice à de l’aventure.
PG : Vu les difficultés du métier pourtant, on pourrait un faire un album, rien que sur un convoi parce que, entre les vaches qui se cassent la gueule, les chevaux qui se pètent une jambe.
JF : Et quand j’ai commencé à chercher de la documentation sur les métiers de cow-boys, j’ai eu beaucoup de mal en trouver. En fait, je suis tombé sur un petit article qui disait que le métier de cow-boys n’avait duré qu’une dizaine d’années.

Ce qui parait court…
PG : Il a évolué pour devenir autre chose, sur des distances plus courtes. Les mecs ne trimballaient plus les vaches sur des longs trajets puisque les bêtes étaient transportées par le chemin de fer.
JF : Les cow-boys ont été indispensables à la survie de l’Amérique puisque les colons qui partaient dans l’Ouest, il fallait les nourrir. Les récoltes n’étaient pas assez suffisantes, on n’avait pas encore suffisamment bien travaillé la terre. Il fallait donc nourrir les gens et on les nourrissait avec des vaches. Et ces vaches, il fallait les conduire. Pendant dix ans, il a fallu des hommes expérimentés, capables de conduire des troupeaux de 1000 à 1200 vaches pendant 3 à 4 mois. Avec l’arrivée du train, les cow-boys se sont rapidement retrouvés sans travail. J’avais dû lire en même temps qu’ils avaient eu extrêmement de mal à se réadapter. La plupart était devenus alcooliques ou pistoléros.
Pour moi, l’arrivée du train, c’est le début de l’air moderne. Avec le train, arrive la civilisation, la loi. Avec le train, les cow-boys deviennent le symbole de l’archaïsme, d’un monde ancien que l’on veut oublier et on s’est dit avec Paul que ce serait intéressant de faire l’histoire à partir de là.

Comment appréhendez-vous la réalisation de l’album ? Le scénario évolue-t-il dans le temps, au fur et à mesure de la conception de la bd et est-ce que vos méthodes de travail ont évolués en 15 ans de collaboration ?
PG : On est à la fois dans la même manière de travailler et puis ça a évolué quand même. Quand on a commencé à bosser ensemble, moi j’apprenais le dessin et Jérôme, par exemple, me storyboardisait tout pour que je n’ai pas à réfléchir à des problèmes de mise en scène et que je m’améliore en dessin. Et , très vite, ça a changé. Sur cet album-là, Jérôme m’a parlé il y a très longtemps du scénar. On a beaucoup discuté avant de se lancer dedans.
JF : Ce n’est pas un qui écrit et l’autre dessine. J’appelle pendant la réflexion du scénario, notamment quand j’ai des doutes. Paul me dit, par exemple, j’aimerai bien dessiner ça plutôt que ce tu proposes. Pour nous le scénario, c’est vraiment un outil de travail qui va être remanié tout au long de l’album. C’est un outil de communication et pas du tout un objet arrêté. Nous, ce qui compte, c’est les personnages, donc on les connaît par cœur. L’histoire a un peu bougé mais pas les personnages. Il y a une logique dans le récit. Quelques fois, il y a des scènes qui vont marcher au scénario et pas du tout au dessin. De toutes les façons où Paul ne le sent, on modifie le scénario en cherchant à deux.

C’est un album très rythmé et on le dévore car on a hâte d’en connaître le dénouement sans forcément s’attarder sur le dessin que l’on (re)découvrira à la deuxième lecture.
PG : C’est un beau compliment car c’était l’effet voulu. Je ne cherche jamais à mettre le dessin en avant. Le dessin doit épouser le scénar, il faut que ça soit agréable à regarder mais il ne faut que ça sorte le lecteur de l’histoire.
JF : En fait, Paul est extrêmement modeste dans son dessin car à aucun moment, il va profiter du scénario pour se mettre en avant. Là où il va mettre son talent au service de l’album, c’est dans le jeu des acteurs. On s’était quasi interdit les cadrages compliqués dans cet album-là.
Par contre, comme Paul ne montre pas son talent dans les scènes d’effets spéciaux, il va travailler au millimètre les expressions et les jeux d’acteurs des personnages. Je pense que la grande force de ce livre, c’est que les personnages ne sur-jouent jamais !
A propos du dessin, quels sont vos techniques de travail ?
PG : Storyboard, crayonné, nettoyage, encrage et couleurs. La formule classique sauf que pour cet album-là, tout a été fait par ordinateur, de A à Z. J’ai particulièrement travaillé de telle manière à ce que l’aspect numérique ne se voit le moins possible ! Je tenais pas à ce que, lorsqu’on ouvre cet album, on dise « ah, philtre Photoshop ». Cela fait 15 ans que je « tripote » Photoshop et on se connait bien maintenant.
Réaliser des planches sur feuilles de dessin, à l’ancienne ne vous titille pas ?
PG : Je m’y remets au traditionnel sur le prochain album, crayonné, encrage. Par contre, je vais continuer à utiliser l’ordinateur pour les phases préparatoires parce que ce serait bête de s’en passer. Il faut dire que c’est très difficile de se remettre au papier après 3 ans de pur ordinateur passés sur « Jusqu’au dernier ». Il est clair que l’on s’habitue au petit bouton en haut à gauche qui permet d’annuler. Mais, je sais que je suis allé au bout de ce que je pouvais supporter de l’ordinateur. Il a ses avantages mais aussi ses gros inconvénients, c’est que dès l’instant où l’on veut avoir un rendu que cela que l’on vient de faire, il faut imprimer sur une feuille. Sur écran, on n’a la notion de rien, même au niveau des couleurs ! Les couleurs sont toujours plus vives que ce que l’on va avoir sur du papier. JF : Il ya aussi une raison économique car Paul a passé 3 ans à dessiner l’album. Vous imaginez bien qu’économiquement, c’est catastrophique. Et là finalement, le retour au papier va permettre à Paul de vendre des originaux. En fait, maintenant c’est juste une manière de se donner du temps pour pouvoir réaliser un album à l’ancienne.
Pour pouvoir vivre un peu correctement…
PG : On ne peut plus faire un tel degré de qualité.
JF : On a tous été marqués par la déclaration de François Schuiten qui a dit qu’il n’avait plus les moyens de faire un album comme il le veut, de prendre son temps. Il faut savoir que Paul est dans cette école-là, il veut prendre du temps pour faire un bel album et si Schuiten n’y arrive pas, vous imaginez bien que nous, nous n’avons pas le lectorat de François Schuiten. Et donc, c’est quasiment impossible aujourd’hui. Il faut absolument générer de nouveaux revenus et c’est vrai que la vente d’originaux ne va pas permettre de devenir riche mais donner du temps. Mais actuellement, y-a-t’il encore un lectorat pour ce genre d’albums et là d’autant plus qu’on les a habitués depuis quelques temps avec un dessin plus rapide, plus jeté. On a fait un album à l’ancienne pour lequel on est très fier, on l’assume.
Les enfants Benett et Tom sont craquants, chacun à leur manière, les adultes féroces hormis l’institutrice, ces contrastes sont-ils volontairement renforcés tant dans le scénario que dans le dessin ?
PG : Oui, ça été pensé… Tous les contrastes de comportement entre les adultes et les enfants ont vraiment été réfléchis. On en a beaucoup discuté avec Jérôme et au dessin, j’ai voulu faire le contraste : les adultes sont burinés et finalement beaucoup plus faciles à dessiner que les enfants qui ont un visage lisse.

Vous avez réussi un fort bel album assurément promis à un bel avenir, en avez-vous pris conscience ?
On a pris conscience qu’on a fait un bel album longtemps avant sa sortie quand on a éveillé auprès des pros, par nos parutions sur le net, d’un réel engouement, ce qui nous a fait extrêmement plaisir. Le western vit un regain d’intérêt avec des bons trucs, quand on voit Undertaker, le Lucky Luke de Mathieu Bonhomme qui est une tuerie absolue et nous, on arrive, première tentative dans le western et direct, on est mis en parallèle de ses titres et ça fait super plaisir.
Propos recueillis par Bernard Launois le 26 octobre lors de Quai des Bulles (Saint-Malo)
Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable.
Visuels © Bamboo
Bernard Launois