Interview de Joël Legars à l’occasion de la parution de L’écolier en bleu
Publié le 3 Novembre 2019
Interview réalisé au cours du festival Quai des Bulles le 26 octobre 2019.
Bonjour Joël Legars, je suis ravi de vous rencontrer et de discuter avec vous au sujet de votre nouvel album tout fraichement paru, L’écolier en bleu, Chaïm Soutine. Dans la postface de votre album, il est dit que vous appréciez particulièrement Chaïm Soutine. Qu’est-ce qui vous a poussé à faire un album à son sujet, et en particulier sur son séjour à Champigny-sur-Veude ?

On voulait réaliser quelque chose ensemble Fabien Grolleau et moi, et il m’avait suggéré différents projets. Je lui ai proposé de travailler sur la vie de Soutine : c’était un peintre que j’appréciais beaucoup depuis mon adolescence, et chaque fois que je lisais des écrits sur lui et en voyant des documentaires j’étais toujours épaté par sa vie tumultueuse et par son caractère entier, par l’homme, car c’est quelqu’un qui me touche du fait qu’il a une histoire assez difficile, qu’il vient d’un milieu très pauvre : il a grandi dans un shtetl, une petite communauté juive en Biélorussie, et j’admire tout le parcours qu’il a eu de la fin de son adolescence à ses derniers jours pour s’intégrer et pour se protéger, son parcours très intègre avec sa volonté d’avoir une écriture picturale personnelle.
Il n’a jamais voulu se laisser influencer par les courants et par ses confrères artistes…
Oui parce qu’il avait quand même des amis prestigieux : il a partagé l’atelier de Modigliani plusieurs années jusqu’à la mort de celui-ci, il l’a donc beaucoup côtoyé et ils ont beaucoup bu et fait les 400 coups ensemble; il a côtoyé aussi Picasso, enfin beaucoup d’artistes qui ont fait l’histoire de l’art occidental. Cela me questionnait car ce n’est pas le plus connu des peintres dans l’histoire de l’art : même si sa côte atteint aujourd’hui des sommets et qu’il est internationalement connu, il ne touche pas autant de public en France que d’autres courants, impressionnisme, cubisme, surréalisme etc. Cela reste un mystère pour moi, que comparé à ces derniers Soutine reste en France un peu au second plan. C’était donc l’occasion d’aller plus loin, en travaillant avec Fabien sur le scénario, en allant sur place dans le village de Champigny-sur-Veude pour mieux connaitre les détails de sa vie, et c’est une nouvelle personne qui s’est révélée à moi.
A titre personnel, qu’appréciez-vous en lui, en quoi vous a-t-il marqué ?
Ce que j’aime le plus de lui ce sont ses portraits. J’aime aussi certains paysages tourmentés, déformés, dans lesquels il y a une certaine énergie, mais ce sont surtout ses portraits…
Des portraits qui montrent un peu l’âme des personnages…
Oui c’est exactement cela, au point qu’il vieillit les personnages et qu’il lui est arrivé que des jeunes modèles en soient choqués et s’en plaignent, mais on s’aperçoit après que le temps ait passé que ces jeunes personnes une fois devenues plus âgées se mettent à ressembler au portrait qu’il avait fait d’elles naguère : il a réussi à trouver l’essence des personnages, et c’est cela que j’aime dans ses portraits. Et puis graphiquement ou picturalement j’aime son style jeté, un peu expressionniste, et son humour qui finalement transparait dans les portraits, quelque chose de beau et terrible à la fois, de tragique aussi.
Vous avez insisté sur sa maladie, sur son ulcère qui le rongeait et les souffrances qu’il endurait, et d’autre part vous avez décrit ses crises de rage incontrôlées : avez-vous voulu faire un lien entre ces deux facettes de son personnage ?

Je pense que c’est peut-être un peu lié, mais qu’en même temps il devait y avoir un terrain favorable, quelque chose venant de plus loin dans son caractère. Reconnaissons que nous-mêmes lorsqu’on est malade on est plus vite irrité, alors lorsque cela s’ajoute à une propension naturelle… Car il souffrait vraiment beaucoup, il avait des crises qui l’anéantissaient et il pouvait rester des mois sans être capable de travailler tant la douleur l’envahissait : il restait à l’ombre, les rideaux fermés, dormant tout habillé… Il devait tout de même avoir un caractère entier à la base et il y avait beaucoup de choses qu’il ne supportait pas, les demi-mesures, il était un peu excessif, un peu caractériel. Il n’a jamais accepté par exemple qu’on le regarde peindre.
Tout à fait, et je me demandais aussi justement si vous étiez un peu comme lui sur ce point ?
Un petit peu (rire). Bon pas vraiment car je travaille en atelier et on peut me regarder quand même, mais je n’aime pas trop quand on reste derrière moi. Bien sûr je ne vais pas m’énerver, je reste courtois (rire).
Avez-vous essayé de faire ressortir « l’âme » de Soutine, celle qui transparait dans ses tableaux, dans le dessin et dans les couleurs ?
Pas tant que ça, j’ai plutôt voulu me mettre dans la position d’un observateur extérieur qui s’approcherait de lui, pour montrer le côté attachant du personnage. D’un point de vue pictural je n’ai pas du tout voulu rentrer dans sa façon de peindre.
C’est donc ce côté attachant qui est l’éclairage que vous avez voulu donner sur lui ?
Oui il y a beaucoup de légendes sur lui. On a dit bien souvent qu’il était laid, qu’il était grossier, qu’il était inculte. Mais au contraire j’ai lu certains documents qui révèlent qu’il avait du charisme et que non, il n’était pas laid. Il avait un caractère introverti, et comme il venait d’une culture très différente et qu’il avait eu un peu de mal à bien parler le français il pouvait sembler rustre.
La postface de l’album veut en quelque sorte réhabiliter Marie-Berthe Aurenche, est-ce une des intentions premières de l’album ?
Exactement, cela en fait partie, parce qu’il y a eu beaucoup de choses plutôt dures sur elle qui souvent ont été répétées de manière un peu paresseuse par les journalistes et les historiens, qui reprenaient ce que quelqu’un avait déjà dit sans en avoir jamais vérifié la véracité. Nous avons voulu faire notre enquête de façon plus approfondie. C’était vraiment quelqu’un d’intéressant, qui avait été la femme de Max Ernst. Elle était la muse un peu noire, elle avait son petit caractère, elle était fantasque, et très parisienne, coquette, mais je ne pense pas qu’elle ait été puérile

comme on l’a décrite. On la taxe un peu de stupidité ou de légèreté mais je ne le crois pas, je pense qu’elle était sincèrement attachée à Soutine et qu’elle l’aimait, on le voit dans ses lettres. Soutine était vraiment l’homme qu’elle avait aimé dans sa vie. Elle s’est suicidée en 1960, et peut-être était-ce lié à Soutine ? Elle n’était plus la même après les années qu’elle avait partagées avec lui, elle a commencé à décliner après la mort de Soutine. Je crois qu’elle était vraiment attachée à lui et que si elle était maladroite dans sa façon de gérer certaines situations, je ne pense pas que ce soit quelqu’un de foncièrement intéressée, au contraire elle était assez fine et intelligente. Soutine ne serait pas resté avec elle sinon.
Qu’avez-vous voulu montrer dans la relation entre Soutine et le petit Marcel ?
C’est intéressant parce-que on sait que Soutine a de plus en plus voulu au fur et à mesure des années dessiner des êtres vivants alors qu’à ses débuts il représentait plutôt des natures mortes : des carcasses d’animaux comme son Bœuf écorché, des repas, ce qu’il mangeait ou même ce qu’il ne pouvait pas manger tellement il était démuni. C’étaient les débuts de sa vie d’artiste, mais plus tard dans les dernières années de sa vie, peut-être du fait de sa relation avec Marie-Berthe Aurenche, et avant elle avec Garda sa précédente compagne, il en est davantage arrivé à représenter la vie ; et l’enfant, je pense que lorsqu’il l’a peint c’était pour lui une sorte de retour à la vie, même s’il était très malade.
J’ai relevé dans deux vignettes de la page 72 un air de ressemblance entre le petit Marcel et Soutine...
Oui c’est vrai.
Je me suis demandé si inconsciemment vous avez voulu montrer que Soutine se projetait dans le petit garçon ?
Effectivement c’est peut-être lui, Soutine, qui se projetait le plus en fait. Dans l’album l’enfant est en admiration devant Soutine, même s’il le craint un peu, il est attiré par sa vie, par le personnage, par son art. Dans la vie Marcel s’est ensuite marié avec une personne fortunée et il n’a travaillé que deux jours dans son existence, et il est resté toute sa vie à attendre au bord du chemin sans rien faire, vêtu d’un gros pull. J’en ai discuté avec un historien qui l’a connu comme cela, et qui, lorsqu’il est arrivé à Champigny, a loué une des maisons de Marcel. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés et que Marcel lui a raconté plein de petites histoires sur Soutine.
Hasard des calendriers, la romancière et essayiste Géraldine Jeffroy a fait paraitre Soutine et l’écolier bleu au début 2019, l’avez-vous lu y voyez-vous une complémentarité entre votre œuvre et la sienne ?
Elle nous l’a envoyé mais je n’ai pas encore eu le temps de le lire, je vais maintenant pouvoir le faire et j’imagine qu’on va certainement retrouver des points dans nos deux ouvrages, car elle parle vraiment de la même période.
Votre album n’est pas une biographie de Soutine, même si vous évoquez habilement sa vie par l’histoire qu’il raconte lors du repas de Noël et parallèlement par l’enquête menée sur lui par la police de Vichy. Vous avez fait une fiction biographique, en quoi avez-vous pris des libertés avec la réalité ?
Oui mais si nous avons pris des libertés c’est seulement dans les liens entre les situations, car tous les événements que nous avons évoqués se sont réellement produits. Il y a quelques personnages qu’on a pu rajouter, d’autres qu’on n’a pas mis, des petites situations de pique-nique… mais globalement on a gardé une trame assez réelle.
Comment travaillez-vous avec Fabien Grolleau ? Y-a-t-il de nombreux allers-retours ? Intervenez-vous beaucoup ?
On a déjà beaucoup discuté avant, et de mon envie de travailler sur ce thème. Je lui ai confié des livres que j’avais et il a essayé de trouver un angle. Parce-qu’au fond je ne me voyais pas travailler seul sur Soutine, je ne voyais pas trop comment l’aborder et je me suis dit que quelqu’un d’extérieur aurait certainement un autre angle d’approche, et voilà comment tout a commencé. Je connaissais déjà Fabien depuis quelques années et je connaissais aussi son talent de scénariste. Et ce que j’aime le
plus chez lui c’est son talent de dialoguiste, il sait apporter une touche de vrai, de naturel dans l’histoire. Il m’a proposé de travailler sur la période de Champigny-sur-Veude, après avoir vu sur internet que la veuve du petit Marcel, l’écolier en bleu, vendait la palette que Soutine avait léguée à son mari. A partir de là il a vu qu’il y avait toute une histoire dans ce village, que cette palette avait une histoire, les liens avec le petit garçon, et de fil en aiguille le cheminement du récit est venu.
Quelle technique avez-vous utilisée pour réaliser cet album, et en général?
Une technique très traditionnelle, je travaille sur papier avec une sorte de crayon noir épais assez gras Faber et Castel.
Et pour les couleurs, vous avez donné des indications précises à la coloriste?
Oui il y a eu pas mal de va et vient, car en fait c’est assez difficile de mettre des couleurs sur du crayon gras. Je connaissais déjà Anna Conzatti qui avait réalisé les couleurs d’un album précédent que j’avais fait, une adaptation d’Arsène Lupin, c’était donc plus facile. Elle travaille sur photoshop.
De façon humoristique je vous demanderais dans quel état d’esprit êtes-vous quand vous dessinez ? Ecoutez-vous de la musique ? Vous montrez Soutine au travail dans l’album, comme lui vous jetez-vous sur vos planches dans un état d’excitation frénétique?
Je peux être comme cela lorsque je fais l’encrage, il faut être assez concentré et c’est intense. Par contre, quand je suis dans le dessin et dans la construction je suis plus sage (rire). J’essaie de trouver de l’énergie, c’est pour cela qu’on voit dans certaines pages c’est un peu jeté. C’est le lien qui me relie à sa technique, je voulais que ce soit quelque chose de vivant et d’assez instinctif.
Et quelle a été votre relation avec votre éditrice Elisabeth Haroche ? Est-elle beaucoup intervenue ?
Elle intervient oui, mais elle nous laisse quand même une grande latitude. En fait elle a beaucoup travaillé en amont sur la lecture du scénario, et je pense qu’elle s’était déjà fait une idée de ce que cela allait donner. Je lui envoyais par lot de dix pages et nous en parlions à ce moment-là, et il n’y a pas eu vraiment de choses à refaire, tout s’est passé assez naturellement. Elle avait plutôt des questions sur certains détails : à un moment on voit l’étoile de David, et il y a eu un petit blocage car elle ne savait pas si cela s’était vraiment passé, ou si ça pouvait se passer de cette façon à ce moment là et dans un village comme celui-ci. Et est-ce que le garde champêtre pouvait avoir cette autorité là ? Voilà ce sont plutôt les petits détails historiques sur lesquels on a travaillé.
Quels peintres classiques ou modernes aimez-vous, hormis Soutine?
J’aime bien les peintres de cette époque. Je suis assez figuratif, et quitte à ne pas paraitre à la mode j’aime bien la peinture fin 19e et début 20e, impressionnistes et post impressionnistes, fauvistes, on va dire jusqu’aux années 40, après cela m’intéresse moins, à part des plasticiens qui travaillent sur les affiches.
Les biopics et les fictions biographiques sur les peintres ou les écrivains sont assez à la mode depuis quelques années, vous-même voudriez-vous retravailler sur un peintre ? Si vous deviez choisir librement un sujet aujourd’hui, lequel aimeriez-vous faire ?
Plus sur la littérature. Il y a certains classiques que j’aime, comme Dostoïevski, il faudrait que j’en parle à mon éditeur.
Et vos influences en dessin, quels dessinateurs BD vous ont touché ou inspiré ?
Des choses très différentes de ce que je fais, par exemple des choses très simples, presque minimalistes, ou des gens comme Dupuy et Berbérian, comme Chaland, des gens très lisibles. Il y a longtemps je travaillais comme cela.
Et là votre style a évolué ?
Avec cet album mon style a évolué, et je pense qu’en réalité c’est plus mon dessin naturel. Ce que je faisais avant était plus une construction culturelle, une construction de choses que j’aimais bien, que j’avais lues dans mon enfance, peut-être plus confortables pour moi mais qui ne représentent pas forcément qui je suis. Je suis peut-être graphiquement plus comme dans cet album, plus expressionniste, avec un côté plus charbonneux. En fait je me découvre, j’ai encore des choses à apprendre de moi (rire)… Donc pour moi il est réellement important cet album, parce que j’ai fait un pas, j’ai vraiment changé et je pense que je vais continuer dans ce sens là.

Et vous avez commencé un nouveau projet?
Oui j’ai des esquisses de projet, mais il m’est difficile d’en parler tant qu’ils ne sont pas plus avancés. En fait je n’ai pas terminé Soutine depuis longtemps, il n’est sorti qu’il y a trois jours. Je suis donc sur certaines choses mais rien n’est définitif.
Merci Joël Legars pour ce moment passé ensemble et bravo pour votre album très réussi.
Photo : © Bédéthèque.com
Illustrations : Grolleau et Legars © Steinkis 2019
Jérôme Boutelier