Interview de Mathieu LAUFFRAY pour le tome 3, dernier opus de la série RAVEN, à l'occasion du festival Quai des Bulles 2024

Publié le 13 Novembre 2024

Interview de Mathieu LAUFFRAY pour le tome 3, dernier opus de la série RAVEN, à l'occasion du festival Quai des Bulles 2024

« Je pense que les pirates, par définition, sont des gens qui vivent en marge de la société, c’est pour ça qu’ils fascinent depuis toujours, c’est qu’ils arrivent à créer des systèmes alternatifs ».

Bonjour Mathieu,

Je vous avais interviewé, ici même à Quai des Bulles, en 2022 pour le tome 2 de Raven et j’ai tenu à revenir avec vous sur cette série Raven qui aura tenu en haleine le lecteur pendant près de 5 ans.

Oui, c’est une série qui avait une vraie idée directrice derrière ça, pourquoi je suis revenu sur le mythe des pirates, il y avait une vraie raison derrière et un vrai thème que je voulais servir et il se trouve que l’univers des pirates s’y prêtait bien. C’était une bonne occasion de revenir chez les pirates, les flibustiers.

Quels arguments donneriez-vous pour donner envie de lire Raven, la série en 3 tomes ?

Je pense que les pirates, par définition, sont des gens qui vivent en marge de la société, c’est pour ça qu’ils fascinent depuis toujours, c’est qu’ils arrivent à créer des systèmes alternatifs. C’est toujours des gens qui ont été chassés, qu’ont été condamnés, qu’ont été vendus et rejetés et qui se fédèrent comme une espèce de bande de marginaux basés sur leurs seules compétences, la camaraderie pour essayer de s’en sortir dans la vie et de trouver un système alternatif loin de ce que le monde des hommes a créé pour la sécurité, le progrès, les avancées, etc… Il faut qu’ils se débrouillent en dehors de tout ça. Et donc moi qui voulait parler d’un thème qui m’est assez cher, qui est la liberté, ce que veut dire être libre, ce que l’on gagne en étant libre mais aussi ce que l’on perd en étant libre. Je voulais traiter de ça parce que l’on parle de ça un peu à tort et à travers et c’est un thème passionnant. On aspire tous à plus de liberté, à plus de libre arbitre. Néanmoins, il faut prendre conscience que le fait de vivre en société, dans un cadre, pouvoir compter les uns sur les autres, pouvoir être interdépendant, de pouvoir savoir que si l’on a un problème, on n’est pas complètement livré à soi-même. Que d’autres peuvent avoir besoin de vous, que donc vous comptez pour des gens sont des choses très fondamentales qui sont l’ennemi complet du principe élémentaire de liberté. Donc, il faut donc savoir que la liberté est synonyme de solitude et qu’il faut être prêt à ça. Et que c’est une balance, entre savoir dans quelle mesure l’on est prêt à s’assumer intégralement seul par rapport à ses libres arbitres ou dans quelle mesure, l’on a besoin d’être aimé par les autres, d’aimer les autres, d’accepter des compromis et de vivre ensemble.

Cette série de 3 albums traite de ça et exclusivement de ça. De ce que ça veut dire pour une société constituée, les Montignac et pour deux types de pirates très différents, à savoir Darksee qui est une pirate dont l’objectif est clair et précis et donc un équipage et Raven qui lui, jouit d’une liberté totale, qui est donc seul. Et pourquoi est-ce que l’on vit ça, pourquoi l’on ait dans cette situation-là, est -ce que l’on le comprend, est-ce que l’on peut agir par rapport à ça ? Et donc pour moi, cette série est l’occasion de mettre en scène ces trois grands archétypes : l’archétype social, l’archétype de la solitude et l’archétype du projet libre mais communautaire, basé autour d’un projet ; c’est-à-dire du franc- tireur : Darksee étant ce profil-là, Raven étant la liberté absolue et les Montignac étant celui du social.

Quand vous avez-commencé cette série en 2019, saviez-vous déjà quelle fin vous alliez lui donner ?

Oui, j’étais déjà allé dans les pirates avec Xavier Dorison sur John Long Silver et on avait traité d’une aventure et c’était une série formidable d’aventure parce que l’on racontait l’histoire d’une femme qui se dégageait du carcan patriarcal pour se libérer et vivre totalement en assumant le risque de sortir de tout schéma et d’aller vers un objectif…

Une notion de liberté là aussi ?

Tout à fait, totalement en liberté, c’était totalement pirate mais aventure. C’est-à-dire qu’elle avait besoin de gens habitués à gérer des systèmes décalés en allant voir les pirates parce que la société allait lui mettre des bâtons dans les roues, voir la pourchasser alors que les pirates allaient lui donner sa chance. Et donc, ils étaient dans une association de respect, d’admiration, voire de fascination pour Long John, pour cette femme qui osait de l’audace comme lui ne l’avait imaginé. Et là, je voulais repartir là-dessus pour traiter ce que veut dire précisément ce qu’était le prix de la liberté, ce qui n’était pas le sujet de Long John Silver.

Maintenant, je pense que j’ai un peu fait le tour de mon sujet avec les pirates car j’ai fait les deux thèmes qui me paraissaient coller à cette mythologie pirate et à l’esprit de ces gens-là.

Pourtant sur la fin de la série, vous donnez l’espoir qu’il va y avoir une suite ?

Oui, parce qu’à la fin, je fais une sorte de reset, je ne révèle rien mais je montre les avantages et les inconvénients de chacun des deux systèmes et voilà maintenant, je dis que chacun a compris qu’en gros Raven apporte une vitalité et une spontanéité, un amour de la vie que Darksee a complètement perdu et Darksee amène un projet, une construction et un objectif qui fait qu’on peut se fédérer, faire des choses à plusieurs. Darksee peut dire ce qu’elle va faire dans un mois alors que Raven est incapable de dire ce qu’il va faire dans 5 minutes. Et ça fait toute la différence pour moi, d’un rapport à l’autre, l’un a besoin d’avoir des projets vis-à-vis de vous et de ce que vous êtes, de ce vous proposez. Alors que si vous êtes absolument dans l’improvisation permanente, personne ne peut se lier à votre projet puisque vous ne proposez pragmatiquement rien. Et ça, ils le comprennent et l’un et l’autre et ils exercent une fascination l’un sur l ’autre. Ils sont d’ailleurs très proches et physiquement ils pourraient être frère et sœur mais simplement, ils suivent des philosophies différentes avec des résultats aussi très différents. Et maintenant que ça c’est fait, il y a des tas de possibilités de décliner ça mais qui sont laissés à l’imaginaire des lecteurs. Que va devenir Raven une fois qu’il aura accompli un certain nombre de choses, que va devenir Darksee maintenant qu’elle a plus son projet initial et que tout a été reseté, elle a appris à voir les choses d’une manière différente. Comme je suis un éternel optimiste, j’aime bien l’idée que l’on puisse se sortir de ces carcans et de ces systèmes pour grandir, progresser…

Ce sont des personnages intelligents…

Ils ont une certaine beauté, à leurs façons. C’est-à-dire que dans le 3, je raconte le trauma initial de Raven et pourquoi il ne peut faire confiance à personne, pourquoi il détermine que c’est le seul à pouvoir se sortir de ses problèmes.

Et ça permet ainsi de comprendre les attitudes qu’il a eu dans les deux albums précédents…

Exactement, qu’en fait, il refuse tout lien sérieux avec les autres, parce que les autres sont liés à une trahison potentiel, à venir et qu’ils ne sont pas fiables et que donc, on doit se débrouiller par soi-même. Alors que Darksee, dans un projet très différent, je suis dans la m…de, vous êtes dans la ….de, ensemble, on va s’en sortir ! Ella a une attitude très constructive.  Elle subit un projet, elle déteste son statut de pirate et veut s’en sortir au plus vite alors que lui aime être la liberté, aime être pirate. Tout ça va être fracassé sur le mur du réel dans cette série.

Raven, le pirate flambeur, vantard, pas souvent courageux… Mais homme de grand cœur, cette définition correspond-t-elle à votre personnage principal ?

Oui, ça correspond ! C’est d’ailleurs montré dans la première scène qui est une scène tragicomique où il est engagé par un équipage pour aller attaquer un autre navire et faire partage de butin, ce qui devrait se passer parfaitement bien vu qu’il a les compétences pour ça. Il est d’ailleurs estimé par un certain nombre, notamment par le capitaine mais voilà, la liberté fait que l’on ne se tient pas à un plan. La liberté fait que si l’on n’est plus d’accord avec ça, et bien on change d’avis.  La liberté fait que si on n’a plus envie d’arriver à l’heure, on n’arrive pas à l’heure. La liberté fait plein de choses qui font que les autres ne peuvent pas vous supporter, on ne peut compter sur vous puisque vous n’êtes pas fiable. Et donc, il refait un arbitrage, est-ce ça m’intéresse de partager le butin ou sauver cette fille qui va se prendre tout l’équipage sur la figure ? Bien, je préfère sauver cette fille et donc trahir l’intégralité de mes alliés. A cet instant-là, c’est ça qui me parait juste ! Quand vous faites ça moi, ça me pose un problème pragmatique que je trouve intéressant. De conscience, est-ce que l’on doit s’en tenir à son plan et faire une saloperie, quelqu’un de fiable mais un salopard ou est-ce qu’il ne fut pas être un salopard mais trahir tous les autres ? Moi, je n’ai pas de solution à ça.

Quand on parle en gens de société, effectivement on dit qu’il s’était engagé, qu’il doit donc aller au bout de son projet sinon il n’est pas fiable. D’accord, cela veut dire, être cinquante à violer une nana et est-ce que l’on est bien d’accord avec ça ? bah non ! Donc, je vous laisse avec ce problème. Et moi, comme je n’ai jamais pu faire les arbitrages de cette nature, j’ai donné mon arbitrage qui dit qu’il est hors de question que les gars passent sur cette fille. Et tant pis pour le plan, tant pis pour le projet.  Donc, je ne suis pas fiable mais je l’assume ! Mais c’est un problème de conscience qu’il faut savoir assumer parce que je ne trouve pas que ce soit si simple. Tout le monde parle de ça comme si c’était une formalité et je ne trouve pas que ce soit si évident que ça. Ma série parle donc de ça : tu es libre, d’accord, mais tu penses que tu es quelqu’un de fiable, que tu es quelqu’un de sérieux ? Voilà ce que cela veut dire, qu’est-ce que tu fais dans ce cas. Cela m’intéresse ces questionnements, ce n’est pas une provocation de ma part. Je trouve ça considérable, colossale. Je trouve que l’on brandit beaucoup ce terme et qu’il faut bien mesurer ce qu’il recouvre. Raven est vantard, il a du cœur parce qu’il va toujours suivre ce qui lui parait être juste à l’instant T et rien que le fait de faire ça prouve que c’est un homme libre mais un homme absolument pas fiable.

Instinctif…

Instinctif, intuitif parce que la vie est mouvante, que les choses évoluent en permanence et que par définition la fiabilité, c’est savoir se tenir à une parole et que la parole va être modifiée par les paramètres qui vont évoluer et donc, si on est fiable, c’est que l’on est borné. Si on est borné, c’est que l’on n’appréhende pas le réel, qu’on refuse les arbitrages moraux personnels. On est fiable par rapport au programme collectif mais on devient un salopard, c’est quasiment mécanique ! D’ailleurs, toutes les saloperies qui ont été faites sur la planète ont été faites du nom que je m’étais engagé, c’est des ordres, etc… Je ne dis pas que j’ai une solution, je dis que c’est un peu confortable d’avoir des opinions radicales là-dessus parce que ce n’est pas simple.

Cette série Raven vous revient totalement, que ce soit le scénario comme le dessin et la mise en couleurs et après ces 3 tomes, comment cela s’est-il passé ? Allez-vous recommencer à être seul maître à bord ?

C’est amusant, je pense que Raven a été fait avec un cahier des charges thématique, on avait cette parabole, j’avais envie de parler de ça et je l’ai fait sur une méthode qui est un peu la méthode que je pense que l’on fait depuis les années 90-2000 où l’on fait un découpage sous forme d’album qui sont définis par un programme éditorial, de délais de parution, de nombre de pages. Un format qui a été inventé dans les années 80. J’ai eu le sentiment, au fur-et-à-mesure que j’avançais dans cette série que j’avais évolué dans mes ambitions et que je n’arrivais pas forcément à faire rentrer tout ce que je voulais faire rentrer dans ce format-là. Alors, je l’ai fait, en gagnant de plus en plus de pages au fur-et-à-mesure.

Cela fait partie des questions suivantes…

On pourra développer… Mais là maintenant, j’ai envie de… Comment dire, à partir du moment où il faut faire rentrer, ce n’est pas toujours facile de réaliser à quel point c’est difficile de faire rentrer un récit complet avec tous les personnages, les actions, les conflits, le traitement des atmosphères, des états d’humeur. C’est assez ambitieux et au bout d’un moment on se demande pourquoi on est obligé, on passe autant d’énergie à tronçonner et à mettre au point les ellipses qu’à véritablement développer les scènes parce qu’elles doivent toute rentrer dans trois pages maximums parce qu’on a une moyenne de 15 à 22 scènes par album.

Historiquement, c’était le format de 48 pages pour des raisons techniques d’impression

Effectivement mais ces contraintes ont beaucoup changé notamment grâce à l’évolution de la bande dessinée ces dernières années. Maintenant, je dirais même que les lecteurs et les éditeurs sont très demandeurs de livres plus littéraires, plus ambitieux, plus fouillés de prendre la place de dire les choses, en tronçonnant moins, en jouant moins l’ellipse et en allant plus dans le traitement des humeurs, le traitement des particularités, de ce que l’on a comme regard d’auteur en fait. Un peu moins optimiser mais en laissant plus cours à ses envies et ses intuitions. J’ai envie d’aller là-dedans et donc de raconter des choses, sans doute, du même ordre parce que je reste quelqu’un qui aime l’aventure, le genre mais en prenant plus de place, de dire les choses d’une façon plus approfondi.

Et donc, vous allez rester, seul maître à bord ?

Ce n’est pas obligatoire. J’avais un thème personnel dont je voulais parler et je ne voulais pas embarquer un scénariste là-dedans, je ne voulais par faire une commande. Ce n’est pas par volonté de contrôle, c’est juste que j’avais juste une histoire à faire avec des pirates.

Maintenant, c’est merveilleux d’être inspiré par le texte de quelqu’un, c’est merveilleux d’avoir le droit de faire des allers-retours et d’emmerder quelqu’un du matin au soir, d’avoir un projet commun et ça me manque quand je travaille seul. Chaque fois que j’en parle à ami, j’ai l’impression de lui prendre du temps, de l’emmerder. Travailler avec Xavier (Dorison ndlr) est un bonheur de chaque jour, c’est un mec génial, adorable, compétent, ça me manque. Donc, retourner vers une collaboration, avec grand plaisir ! Cela sera vraiment lié à l’ambition et la vision du projet. C’est-à-dire, quelqu’un qui voudra fouiller davantage, qui veut prendre le temps de dire les choses d’une autre façon, passer un petit peu de ce que l’on a pu faire dans les années La quête de l’oiseau du temps, les passagers du vent à La balade de la mer salée, Ici même, Le grand pouvoir du chninkel, c’est-à-dire des albums que j’ai aimés passionnément puisqu’ils m’emmenaient dans un univers encore plus vaste. Donc, totalement ouvert et je dirais, de manière plus pragmatique, que c’est souvent une meilleure opération de travailler à deux sur ne bande dessinée parce que ça prend énormément de temps.

Il y a une complémentarité aussi…

En dehors de tout principe de compétence, alors là c’est évident, il y a un plus, c’est une symbiose qui peut se créer et ça, c’est génial ! Mais, tout simplement, en terme de process, c’est génial pour un dessinateur de ne pas avoir éternellement, il y a un phénomène de répétition dans la bande dessinée, il faut concevoir l’idée, il faut faire le synopsis, il faut faire la continuité dialoguée, le storyboard, le crayonné, l’encrage et la couleur et je fais tout ! Ce qui fait qu’au bout d’un moment, je suis tellement repassé tellement sur mon histoire, de ne pas pouvoir en parler, de ne pas avoir de recul, ne pas pouvoir découvrir les scènes, le charme quand le scénariste vous envoie quelque chose, c’est qu’on la découvre et très vite, on la dessine. Ce qui fait que l’on reste le premier lecteur le premier lecteur de la scène. Alors que moi, lorsque je dessine une scène, j’ai déjà passé 3-4 mois dessus à faire la version 1, 2, 3, le découpage, le storyboard… Il y a une plus-value de fraîcheur et puis on est nourri par un point de vue extérieur. Non, ça reste des équipes restreintes, on n’est pas au cinéma. L’idée de se mettre à deux ou trois pour faire un livre, c’est super stimulant.

Et, je suppose qu’il y a un travail avec l’éditeur ?

C’est évident que le regard de l’éditeur est pour moi s’avère très précieux pour moi, voire capital car il suffit de passer une ellipse mal gérée, une réaction d’un personnage qui ne parait pas clair. On oublie ça mais la plupart des grands écrits ont été corrigés par leurs éditeurs qui faisaient le regard extérieur parce qu’ils avaient pragmatiquement plus lu de livres que les auteurs, ils avaient une culture parfois supérieure, un recul et une expertise de qualité de lecture et je trouve ça ultra précieux. J’aime ça, en tant qu’auteur, on est là pour faire passer un propos, on n’est pas des démiurges, on fait ce qu’on peut. Mais le regard extérieur qui dit qu’il voit très bien ton intention mais là attention, je t’alerte sur quelque chose revêt une valeur énorme. Il vaut mieux que ce soit l’éditeur au moment de sa vacation plutôt que les lecteurs le critique et qu’ils s’en rendent tous compte sauf vous. Autre chose, il cosigne le livre, c’est les gens de Dargaud, de Glénat, certains sont là, certains ne sont plus là mais bon… Mais globalement, c’est une cosignature. On doit donc assumer les bons vents comme les mauvais, le fait que l’on se soit tous impliquer et donc c’est ce que j’attends de l’éditeur, c’est qu’il soit également responsable que ça se passe mal ou bien. C’est une collaboration de longue haleine. Après, il y a une réalité pragmatique qui est que le temps n’est pas compressible et quand on fait le calcul très simple du nombre de sorties annuelles par éditeur, vu le nombre d’éditeurs qui sortent effectivement des livres, vous divisez par le nombre et vous constatez qu’il reste très, très peu de temps pour chaque livre, en terme de relecture. Chacun se débrouille, fait au mieux.

C’est important pour un auteur de trouver un éditeur qui lui permette de faire un meilleur travail au sens le plus large du terme. Qu’il le conseille sur les formats, sur les alertes en cours de process et qu’il soit surtout amoureux du livre et amoureux des efforts que l’on fait pour que le livre soit là puisque c’est lui qui monte sur l’estrade pour le proposer, le faire connaître.

Vous précisiez dans notre précédent entretien que vous étiez obligé d’aller très vite car vous n’aviez que 54 pages. Cette fois, le dernier opus en contient 81 pages. Aviez-vous l’intention de clôturer la série, comme Long John Silver, en 4 tomes ?

Non, non, dès le départ il était prévu en 3 et donc, on est à la fin de la fin et il se sépare sur cette note… C’était prévu, il y avait les 3 titres en 3 actes.

Et puis, il y a les couleurs sur la couverture qui allaient en intensité, avec Furies (sous-titre du dernier album ndlr)

Oui, oui, il y a une progression. Bah, avec Furies c’est le moment de la force des convictions qui se heurtent au réel et explosent en vol et comment on essaie de se reconstituer, c’est des choses qui nous sont arrivées. Il y a un moment où nos assises volent en éclat. On a toujours des compétences, des aptitudes mais qui n’ont plus aucune routine, qui n’ont plus aucun process habituel pour résoudre les problèmes. Alors là, Raven le comprend au milieu du tome 3, il comprend enfin la nature de son problème, il se fait secouer les puces et il comprend qu’il n’a que 2 solutions, il fout le camp et continue son ancien système soit il pulvérise son ancien système et ça va l’amener dans une conclusion d’histoire complètement différente des précédentes puisqu’il a agi différemment et que ça a des conséquences immédiates. C’est ça la beauté de la vie, quand on a un problème rémanent, on a une action que l’on génère de manière quasiment systématique, l’action va changer et ça va très vite.

Les furies, elles sont partout, sur le feu qui se déclenchent, sur les pirates qui se rebellent, les autochtones qui tentent de reprendre la main… Il y a une profusion dans ces dernières pages qui apparait apocalyptique je trouve. C’est le foisonnement…

Oui, et ça se termine par l’apaisement ce qui pour moi est important ! Je pense que nous-même, en terme de société, on est à ce moment de la furie, il y a un désir de guerre, un désir de conflit, il y a un désir de tracer des camps. C’est vrai partout, tout le monde le ressent et ça devient comique. Tout le monde créer des conflits de toutes pièces, basés sur rien du tout. On peut toujours trouver des causes, c’est très largement surjoué parce qu’il y a une envie de guerre en fait, au final. Comme je suis scénariste, je sais très bien qu’il faut que tu détermines l’action, l’humeur et l’argument. L’humeur est toujours à l’origine de tout. C’est le même raisonnement qui est à l’origine de l’action, c’est toujours : j’ai une humeur, je vais l’étalonner et je vais la justifier par des arguments, ça va me permettre d’aller jusqu’au bout. Au milieu, il y a un raisonnement mais c’est purement accessoire, c’est uniquement de l’argumentaire. En fait, c’est l’humeur qui conditionne tout et aujourd’hui, il y a une humeur de guerre et donc dans Furies il y a une humeur de guerre. Les autochtones ont été violés sur leur territoire, ils tiennent un moment et puis ils décident quand ils viennent sur le volcan que c’est un manque de respect absolu et que ça nécessite sanction. Puis, il y a Darksee qui a pêché par orgueil et par excès d’ambition a refusé de prendre au sérieux la menace qui a finit par lui péter à la gueule et donc son système a volé en morceaux et Raven a pensé que sa compétence et son charme arriveraient à le sortir de toutes les situations. Il peut s’en sortir, certes mais en étant éternellement malheureux et il va donc falloir qu’il change de système sinon il sera toujours malheureux même s’il a le trésor, la liberté…  Chacun va aller à son point de rupture et ça va donner le moment où tout le monde collapse : la société, Darksee, Raven déchainant les enfers.

Raven va même faillir y passer…

C’est des modes de vie où l’on risque sa vie tout le temps, chaque journée est une victoire, c’est une vérité. Mais même en navire aujourd’hui, les outils font que c’est quand même plus aisé qu’avant mais ça reste un vrai problème et les coques de noix qu’il y avait à l’époque, très peu tenaient la route car ils coulaient tout le temps eu égard à leurs fabrications.

Après Long John Silver, Raven, pouvez-vous nous dire pourquoi cette attirance pour les pirates, est-ce parce que comme le dit Darksee, « les pirates ne sont pas des héros »… leurs « fureurs et » leurs «batailles sont le rire désespéré du condamné » ? 

Ouais, je crois énormément à ça. Je pense, je ne veux pas faire, en tant que citadin du 21ème siècle, d’analogie quelconque mais j’ai une vague perception que ce peut être l’idée de vivre en dehors des cadres mais il y a un vrai prix à ça. Je pense pourquoi on s’intéresse aux pirates, l’histoire a généré tellement de cas de figure particulier. Pourquoi est-ce les pirates, pourquoi est-ce les cow-boys ? Il y en a quelques-uns qui illustrent quelque chose d’assez fondamental et le pirate représente celui qui n’a pas réussi dans les cadres que la société lui propose, lui impose mais qui va utilisé toute son énergie pour montrer qu’il n’est pas une m..de , c’est-à-dire qu’il vaut quand même quelque chose. D’accord, il ne sera pas agriculteur, pas maçon, pas notaire, pas avocat, rien de tout ça mais il peut faire quelque chose dans certains cadres et y mettre une espèce de volonté que je considère comme désespérée parce qu’elle est forcément condamnée vu que l’on ne peut plus rentrer dans l’histoire. Personne n’écrira votre histoire, vous n’aurez plus de famille, pas d’enfant. Vous êtes condamné de toute façon. Tout ce que vous pouvez faire, c’est que pendant un petit laps de temps, montrer que toute l’énergie et les compétences que vous avez, que vous allez faire chier une dernière fois et que ça va se voir. Il y a un côté anar magnifique là-dedans chez ces bandits mais c’est l’expression de la violence quand un individu est rejeté par le groupe. C’est pour moi, l’épure de ça. Quand un gamin a des mauvaises notes et que personne ne le respecte et qu’il est tout seul dans sa classe et tout seul dans les rues, il voudrait mais il n’a pas les moyens pour faire partie et qu’il dit, c’est mon choix et je le revendique. A la base, je pense que personne ne se coupe du groupe. Honnêtement, c’est trop dur, vraiment douloureux. Quand on est coupé du groupe, c’est soit qu’on est mal à l’aise, trop timide ou que l’on n’a pas les armes pour plaire ou qu’on n’est pas assez bien foutu. Bref, pour une raison ou une autre, le groupe ce n’est pas facile pour vous et donc, plutôt qu’assumer que vous êtes rejeté, vous faites semblant que c’est un choix. Vous prenez une espèce de geste superbe, qui à mon sens est totalement désespéré puisqu’elle n’a pas d’horizon.

C’est une forme de fuite en avant…

C’est une fuite en avant sachant qu’un homme qui vit sans groupe est mort. Ce n’est pas pour rien que l’on ait communautaire, l’efficacité est communautaire. La solitude vous condamne au moindre coup dur. Donc, ce n’est jamais de gaîté de cœur, c’est toujours difficile mais le pirate il parle de ça. Il dit, je suis peut-être un tocard, vous n’avez pas voulu de moi mais vous allez voir que je vaux quelque chose. Et tous les gens qui sont un peu en marge se reconnaissent dans cette espèce d’énergie qu’on sait bidonnée mais parfois, s’avère étayée par de vraies compétences, de vraies fulgurances. Ces gens savaient faire des choses que les autres ne savaient pas faire. Faut quand même pas l’oublier, ils pouvaient vraiment s’emparer à 20 d’un navire de 100 personnes et traverser les océans avec des appareillages extrêmement restreints sans avoir une formation que le capitaine pouvait avoir. Ils pouvaient se sortir de mauvais pas incroyables, c’étaient des combattants uniques. Ils avaient des boucaniers qui pouvaient tirer sur de grandes distances des hunes, fallait quand même le faire !

Il fallait quand même qu’ils structurent un peu sur les bateaux, que chacun ait son rôle…

Non seulement ça mais au-delà de ça, ils étaient démocrates, ce qui étaient les premières sociétés démocrates de l’époque, c’est-à-dire que l’on pouvait élire le capitaine comme le destituer, ce qui n’était pas le cas dans les marines anglaises, espagnoles ou encore françaises. Ils respectaient la compétence, pas la naissance évidemment. Or, chez les pirates, il y avait des aristocrates, des défroqués, des esclaves, tout ce qu’on voulait mais ce n’était que la compétence qui prévalait. On a mis des années à reconstituer le système mais d’une certaine manière, ils ont préfiguré les règles de 1789. Ils étaient en avance là-dessus et d’ailleurs ils ont fait des sociétés utopiques, il y avait l’histoire de Misson à Madagascar mais il y en avait d’autres. Parce que, assez vite, ils arrivaient à l’idée que, et ça c’est quelque chose que l’on retrouve dans le mythe de l’Ouest américain, pourquoi l’on est aussi fasciné par ça parce que débarrassé du nom, débarrassé de la naissance, de la notabilité, de la respectabilité avec une société établie, on redevient juste à qu’est-ce que tu peux faire avec tes mains ? Est-ce que tu es capable de labourer, de construire une baraque, as-tu du bon sens, est-ce que tu vas être utile dans une société ? Mais là, on est à l’os et à un moment, lorsqu’on n’est pas dans les hautes sphères bah, ça fait du bien de se sentir que l’on a peut-être sa chance dans ces moments-là. C’est très fédérateur les chez les pirates et chez les cow-boys.

J’ai fait aujourd’hui les deux grandes histoires sur les pirates, j’aurais eu une belle histoire à raconter sur Darksee : pourquoi est-ce qu’elle comme ça, pourquoi est-elle marquée aux fers, pourquoi a-t-elle cette colère en elle ? Je sais tout, j’ai tout écrit, on verra si on le fait. Je verrais ça avec Dargaud mais pour l’instant, nous sommes sur la clôture de Raven. Je voulais parler de la liberté, je l’ai fait ! Et maintenant, je vais me détendre un peu.

Je pense que lecteurs vont vous poser la question de savoir s’il y aura une suite ?

La fin est assez ouverte. D’ailleurs, pour la petite histoire, Dargaud était assez hostile à l’idée que la fin soit aussi ouverte, il voulait quelque chose de plus clos mais moi pas, parce que je veux raconter un jour, raconter ces histoires-là. Raven, on peut considérer que j’ai expliqué d’où il venait et pourquoi il était comme ça mais Darksee, il y a un chapitre intéressant à développer sur elle parce qu’elle n’est pas arrivée là par hasard.

visuels © Bernard Launois & Lauffray/Dargaud

Bernard LAUNOIS

Rédigé par Bulles de Mantes

Publié dans #Interviews

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