Entretien avec Théo Caneschi, à l'occasion de la sortie de MURENA T10
Publié le 24 Novembre 2017
Après le Pape Terrible, le trône d’argile, le tome 10 de Murena, pourquoi votre registre bd s’inscrit plutôt dans la bd historique, y-a-t-il une préférence de faire de la bd historique ?
C’était un peu mon destin, je crois ! C’est vrai que je suis un grand passionné d’histoire mais c’est vrai aussi, que j’ai commencé un peu par hasard par faire le trône d’argile puisqu’on me l’a proposé de le faire. Puis mon nom a commencé à être connu comme dessinateur de bd, peut-être un bon dessinateur. Puis, ensuite, tout s’est enchaîné, le pape terrible avec Jodorowski où j’ai pu à chaque fois, développer mon style. Ce sont les 2 séries qui m’ont permis de faire connaître mon talent, même à Philippe Delaby qui en avait parlé à Jean Dufaux et donc voilà, c’est un fil rouge qui a relié tout ça.

C’est comme ça que vous avez été approché par Jean Dufaux ?
C’est Dargaud, en accord avec Jean Dufaux, avec Yves Schirlf, éditeur de Dargaud Bénélux, éditeur de la série. En fait, les deux grands amis qui ont créé avec Philippe Delaby, le grand succès qu’est Murena. Ils m’ont appelé et ont complètement bouleversé ma vie, ma carrière, mon planning…
Je suppose que ce doit être important dans une vie d’auteur d’avoir une telle proposition, une série phare orchestré par des maîtres de la bd ?
C’est ça, l’annonce de la mort de Philippe Delaby m’avait choqué parce que c’était quelqu’un que je n’avais, hélas, jamais eu la chance de le rencontrer physiquement. Pour moi, il était là depuis toujours, en grand dessinateur. Pour moi, avant de commencer ma carrière de dessinateur, alors que j’étais illustrateur à l’atelier à Florence, nous avions déjà tous les albums de Philippe comme référence en matière de décors, de personnages. J’ai travaillé pour les musées, notamment pour des reconstructions historiques, on avait besoin de quelques références romantiques, Philippe était déjà là !
Il avait déjà parlé de mon talent à Jean Dufaux et malheureusement quand ils ont eu besoin de trouver un autre dessinateur pour continuer la série, la phrase de Philippe sur moi était déjà dans les souvenirs de Jean Dufaux.
Alors, je suppose que vous avez senti une grande pression, une grand responsabilité ?
Oui, oui, ce n’était pas facile du tout d’accepter ces changements dans ma vie, dans ma carrière parce que j’avais envie de terminer les autres séries commencées. J’ai demandé du temps qu’ils m’ont donné le temps nécessaire. De plus, reprendre le travail d’un autre dessinateur, c’est plonger dans son univers. C’était vraiment dans ma tête un conflit, un chaos intérieur. Le matin, c’était ok, tout bon tu vas faire ça sans problème, c’est facile. L’après-midi, c’était non, je n’aime pas faire ça, c’est trop difficile !
Qu’est-ce qui est le plus contraignant en fait, de reprendre les personnages, de s’approprier l’histoire et à la fois, garder son style ? C’était un challenge ?
C’était plus compliqué que ça, je vais t’expliquer que c’était mon identité qui était en danger. Pas seulement au niveau artistique, c’était un moment dans ma vie, un grand changement général et l’arrivée de Murena a marqué ce moment, voire 3 ans de travail sur l’album, des changements complets. Je dirai, sans exagérer, que j’avais peur de perdre mon identité et j’avais raison. J’ai dû arriver à voir et travailler sur cette peur et transformer cette peur en une énergie positive et créative.
Là, ça se voit dans l’album, vous gardez votre identité et vous êtes rentrés pleinement dans l’histoire...
Merci, c’était un voyage, un apprentissage même en étudiant le style de Philippe, j’ai eu besoin de temps pour faire des tests, des croquis naturellement et donc, au début j’étais très concentré sur le souci de donner au lecteur quelque chose de déjà connu…
Une certaine continuité...
Voilà, mais après heureusement je ne suis pas capable de faire des copies. Donc, de façon naturelle, mon style poussait pour retourner sur la page mais c’était mon nouveau style parce que moi aussi avec les rencontres avec Philippe, j’essayai la plume, les pinceaux, au niveau technique, il m’a inspiré. Mon style même a beaucoup changé.
Avez-vous eu des contacts avec Philippe Petitqueux qui avait terminé l’opus 9 ?
Oui, Jérémy m’a écrit, c’était une grande gentillesse de sa part de me conseiller tout doucement, de reprendre la série. Il a terminé l’album des complaintes des landes perdues. J’imagine que c’était trop difficile émotivement de reprendre Murena. C’était aussi le moment de se détacher un petit peu du maître. Pour moi, c’était différent au niveau psychologique, c’était pas facile mais différent. Tout doucement, j’ai pu rencontrer une première fois la famille de Philippe, la famille Dargaud aussi. Yves Shrilf et tout le monde chez Dargaud qui ont beaucoup souffert de la perte d’un ami, pas seulement d’un acteur du catalogue.
Après Jodorowsky, les méthodes de travail de Jean Dufaux sont-elles différentes ?
Pas trop, car tous les deux me laissent une grande liberté !
Comment ça se passe, vous recevez une partie du scénario ?
Jean avait envoyé les douze premières pages pour commencer. Après, il m’a écrit et c’était une très bonne nouvelle, j’ai retrouvé le plaisir de raconter des histoires de notre personnages lucius et les autres. Et ce n’était pas vraiment automatique après l’arrêt si tragique de la série et après nous n’avons plus parler des scènes, des expressions des personnages, du défi que représentait l’album pour nous deux. C’était donc un échange très riche.
Avec cet album, c’est quelque part la renaissance de Murena puisqu’il est reconnu par l’empereur.
Est-ce que vous avez prévu de réaliser d’autres opus ensemble ?
Oui, le projet était prévu en 16 tomes avec 4 cycles de 4 albums. Il a très clairement en tête la suite et ce qui me plait, il est en train de changer le récit du prochain album. Je ne sais pas s’il a des idées précises déjà pour le prochain album. Apparemment, il ya des personnages qui vont prendre plus d’importance, notamment les personnages féminins comme les Muria que j’ai dû créer. Il m’a dit quand j’ai parlé avec toi, partager des expériences parce que c’est toujours un jeu de miroir de projection, de transfert de la hauteur dans les personnages. Je me suis dit, que certains personnages me ressemblent un peu au niveau physique. Et les Muria représentent quelque chose de plus qu’un personnage de fiction. C’est très intéressant de voir comme dans la tête de ce grand auteur qu’est Jean Dufaux, toute sa réalité, il aide à créer des situations, il développe les personnages et c’est très intéressant.
Est-ce vous qui faites le découpage ? Quel rapport avez-vous avec le scénariste par rapport à la construction de l’album ?
En fait, une fois le scénario en main, Je savais qu’il était là, mais il ne m’a pas suivi trop présent.
C’est une marque de confiance.
Avec Jodorowsky, c’est la même chose ! Ils me font confiance ! Je fais des scènes que j’envoie à Dargaud, ils en discutent ensemble. Ils ne m’ont presque rien dit, seulement au début où on a parlé un peu. Je crois qu’il avait envie de découvrir le Murena de Théo et c’est tout. Même avec mes problème de langue, je suis arrivé à bien représenter le scénario.
Est-ce qu’au niveau dessin, couleurs, il y a eu un traitement différent par rapport à vos autres séries ?
Oui, bien sûr c’est une grande nouveauté ! Notre énorme défi que j’ai choisi de relever, c'est-à-dire, la couleur directe sur mes originaux, sur mes encrages. C’est Lorenzo Pieri, le maître de l’aquarelle et mon ami, à l’atelier de Florence. C’était une des clés les plus importantes afin d’accepter de faire le projet.
J’ai envie de prendre le projet mais est-ce que tu accepterai de reprendre les pinceaux, les aquarelles, les beaux papiers que nous avons choisi à Florence et c’était à la fois un défi, de faire une collaboration très stricte avec un ami, ce n’est pas toujours facile parce qu’on ose pas toujours faire des remarques. Il est aussi le coloriste du tronc d’argile qu’il fait à l’ordinateur et c’était du coup, complètement différent. Nous avons eu plusieurs fois du mal à parler d’une façon ouverte. Maintenant avec la pression de tout le monde qui attendait les pages, nous avons travaillé finalement de manière facile, sans pression. Je lui ai laissé une confiance totale. Nous travaillons ensemble dans le même atelier, dans un tout petit atelier florentin.
Je lui ai laissé tout sa place, avec un travail pour moi à la plume, plus clair, dans le style de Philippe Delaby contrairement à mes albums précédents qui demandaient un encrage plus important.
C’est un crayonné jeté ou plutôt poussé avant l’encrage ?
J’ai fais comme vous allez le découvrir dans l’édition noir & blanc de l’album, c’est des crayonnés au petit format, celui de la création. J’ai besoin de travailler la page en petit format, c’est mieux pour moi pour trouver l’équilibre.
C’est un report ensuit à la table lumineuse ?
C’est une impression de gris, à peu près la même chose. Après, encore du crayon car j’ai besoin d’élargir les crayonnés et rajouter des détails et après c’est l’encrage à la plume, un peu de pinceaux, du crayonné couleurs aussi même après l’aquarelle. En fait, c’est un mixte des techniques que j’ai appliqué pour cet album. Ce sera à vous de juger.

Pensez-vous que cet album a été plus difficile à réaliser que les autres ?
Chaque album est un voyage dans nous-mêmes, une remise en question. La naïveté, ça m’a aidé beaucoup à me rapprocher de la bande dessinée franco-belge sans en imaginer les difficultés, les problèmes, la surproduction. Après, j’ai eu envie de faire quelque chose de plus. Chaque album, c’est plus difficile que le précédent. Pour Murena, c’était incroyable, une vraie crise générale dans ma vie, pas de la faute des Murena, Jean Dufaux, Dargaud et autres mais j’avais besoin de vivre ça, une métamorphose qui m’attendait. Le prochain sera le pape terrible, le suivant le onzième album de Murena. Je suis très content de l’équilibre que m’aura donné cet album, m’aura forcé à trouver, entre la vie, famille, boulot.
Comment de temps a-t-il fallu pour réaliser cet album ?
Presque deux années de travail, le temps de trouver mes marques. Ce sera certainement plus facile pour le prochain mais on verra, chaque suffit sa peine.
La couverture qui représente une tête de cochon interpelle, c’est votre idée ?
C’est effectivement moi qui ai pris le cochon comme élément déjà présent dans les pages de Jean parce que dans le style de Philippe, j’avais besoin d’un gros détail à montrer sur la couverture. Si on regarde mes touts petits croquis, tests pour la couverture, la tête de cochon était la toute première. J’aimai tellement, ainsi que mon ami Lorenzo Pieri mais Jean Dufaux a tellement l’idée qu’il a modifié le titre de l’album nouveaux horizons pour le rebaptiser le banquet. L’équipe artistique était prête à proposer ce projet à l’équipe éditoriale. Au début, ils ont eu quelques soucis au niveau de la communication de cette image mais lors du festival d’Angoulême 2017, j’ai envie de faire une reprise forte, pas une reprise timide, tendre. Alors, je comprends votre peur que j’ai eu également quand j’ai accepté le défi. Il faut que l’on transforme notre peur en envie de communiquer. Si on a une image un peu choquante pour communiquer, il faut encore plus la pousser. Le directeur marketing a compris rapidement mes attentes et voilà, la tête de cochon, elle fait parler tout le monde, les amis italiens, la presse, le public…
Propos recueillis par Bernard Launois le 28 octobre 2017 Quai des bulles 2017